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L'enfance du petit Marcel (Marcel Pagnol)
Nous comprîmes bientôt que la guerre étant le seul jeu vraiment intéressant, nous ne pouvions pas appartenir à la même tribu.
Je restai donc Comanche, mais il devint Pawnie, ce qui me permit de le scalper plusieurs fois par jour. En échange, vers le soir, il me tuait, avec une hache de carton.
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Auteur : Marcel Pagnol (1895-1974).
Niveau : Niveau 3 (CE2).
Manuel : Giraudin, Vigo, L'Oiseau-Lyre CE2.
Du même auteur sur le blog :
La lecture (niveau 2), tirée de La Gloire de mon père.
"Histoires de chasse" (pdf) tirées de La Gloire de mon père. (niveau 5 - cm2).
"Histoires de chasse" (images) tirées de La Gloire de mon père. (niveau 5 - cm2).
Le petit chasseur (sélection de textes sur la chasse, Dumas CE1, chapitre 4).
La "grande toilette" de Marcel. (La Gloire de mon Père) - Dumas CM, semaine 7.
Le merveilleux départ en vacances. (La Gloire de mon Père) - Dumas CM, semaine 33.
Mon habit neuf ! Le temps des secrets. - Dumas CE1, semaine 7.
Marcel se fait beau. Le temps des secrets. - Dumas CE1, semaine 8.
Nous étions des indiens. (La Gloire de mon Père) - Dumas CE1, semaine 4.
Le jeu du chevalier de la Reine. Le temps des secrets. - Dumas CE1, semaine 15.
Oeufs de Pâques (poésie, sur le site Trois petits tours et cuisinons)
Vaincu (prendre un bain) (Niveau 5) (Le Château de ma mère)
Un petit frère taquin (Niveau 5) (Le Château de ma mère)
La partie de cartes (Niveau 5, théâtre, Marius)
L'enfance du petit Marcel
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I « Est-ce que tu sais lire ? »
L'auteur, avec beaucoup de gentillesse et de malice, nous raconte son heureuse enfance.
1 Lorsque ma mère allait au marché, elle me laissait au passage dans la classe de mon père, qui apprenait à lire à des gamins de six ou sept ans. Je restais assis, bien sage, au premier rang, et j'admirais la toute-puissance paternelle. Il tenait à la main une baguette de bambou : elle lui servait à montrer les lettres et les mots qu'il écrivait au tableau noir, et quelquefois à frapper sur les doigts d'un cancre inattentif.
Un beau matin, ma mère me déposa à ma place, et sortit sans mot dire, pendant qu'il écrivait magnifiquement sur le tableau :
« La maman a puni son petit garçon qui n'était pas sage. »
2 Tandis qu'il arrondissait un admirable point final, je criai : « Non ! Ce n'est pas vrai ! »
Mon père se retourna soudain, me regarda stupéfait, et s'écria : « Qu'est-ce que tu dis ?
— Maman ne m'a pas puni ! Tu n'as pas bien écrit ! »
Il s'avança vers moi :
Qui t'a dit qu'on t'avait puni ?
— C'est écrit. »
3 La surprise lui coupa la parole un moment.
« Voyons, voyons, dit-il enfin, est-ce que tu sais lire ?
— Oui.
— Voyons, voyons... », répétait-il.
Il dirigea la pointe du bambou vers le tableau noir.
« Eh bien, lis. »
Je lus la phrase à haute voix.
Alors, il alla prendre un abécédaire, et je lus sans difficulté plusieurs pages...
Je crois qu'il eut ce jour-là la plus grande joie, la plus grande fierté de sa vie.
4 Lorsque ma mère survint, elle me trouva au milieu des quatre instituteurs, qui avaient renvoyé leurs élèves dans la cour de récréation, et qui m'entendaient déchiffrer lentement l’histoire du Petit Poucet... Mais, au lieu d'admirer cet expiait, elle pâlit, déposa ses paquets par terre, referma le livre, et m’emporta dans ses bras, en disant : « Mon Dieu ! mon Dieu !... »
Sur la porte de la classe, il y avait la concierge, qui était une vieille femme corse : elle faisait des signes de croix. J’ai su plus tard que c'était elle qui était allée chercher ma mère en l'assurant que « ces messieurs » allaient me faire «éclater le cerveau ».
5 À table, mon père affirma que je n'avais fourni aucun effort, que j'avais appris à lire comme un perroquet apprend à parler, et qu'il ne s'en était même pas aperçu. Ma mère ne fut pas convaincue, et de temps à autre elle posait sa main fraîche sur mon front et me demandait : « Tu n'as pas mal à la tête ? »
Non, je n'avais pas mal à la tête, mais jusqu'à l'âge de six ans, il ne me fut plus permis d'entrer dans une classe, ni d'ouvrir un livre, par crainte d'une explosion cérébrale.
II Une grande toilette
1 Le jeudi était un jour de grande toilette, et ma mère prenait ces choses-là très au sérieux. Je commençai par m'habiller des pieds à la tête, puis je fis semblant de me laver à grande eau…
J'ouvris d'abord le robinet du lavabo, et je le mis adroitement dans une certaine position qui faisait ronfler les tuyaux : ainsi mes parents seraient informés du début de l'opération.
2 Pendant que le jet d'eau bouillonnait bruyamment dans la cuvette, je regardais, à bonne distance.
Au bout de quatre ou cinq minutes, je tournai brusquement le robinet, qui publia sa fermeture en faisant, d'un coup de bélier, trembler la cloison.
J'attendis un moment, que j'employai à me coiffer. Alors je fis sonner sur le carreau le petit tub de tôle et je rouvris le robinet — mais lentement, à très petits coups.
Il siffla, miaula et reprit le ronflement saccadé.
3 Je le laissai couler une bonne minute, le temps de lire une page des Pieds Nickelés. Au moment même où Croquignol, après un croche-pied à l'agent de police, prenait la fuite au-dessus de la mention « À suivre », je le refermai brusquement.
Mon succès fut complet, car j'obtins une double détonation, qui fit onduler le tuyau.
Encore un choc sur la tôle du tub et j'eus terminé ma toilette sans avoir touché une goutte d'eau.
4 Je trouvai mon père assis devant la table de la salle à manger. Il était en train de compter de l'argent ; en face de lui, ma mère buvait son café. Ses nattes noires, qui avaient des reflets bleus, pendaient jusqu'à terre derrière sa chaise. Mon café au lait était servi. Elle me demanda :
« Tu t'es lavé les pieds ? »
5 Comme je savais qu'elle attachait une importance particulière à cette opération futile, et dont la nécessité me paraissait inexplicable (puisque les pieds, ça ne se voit pas), je répondis avec assurance :
« Tous les deux.
— Tu t'es coupé les ongles ?
— Non, dis-je, je n'y ai pas pensé. Mais je les ai taillés dimanche.
— Bien », dit-elle.
Elle parut satisfaite. Je le fus aussi.
III Nous étions des Indiens
C'est l'été. Le petit Marcel est en vacances, à la campagne avec ses parents, son frère Paul et son oncle Jules. Ayant lu des romans sur les Indiens, les deux enfants jouent à être, eux aussi, des Indiens.
1 Nous comprîmes bientôt que la guerre étant le seul jeu vraiment intéressant, nous ne pouvions pas appartenir à la même tribu.
Je restai donc Comanche, mais il devint Pawnie, ce qui me permit de le scalper plusieurs fois par jour. En échange, vers le soir, il me tuait, avec une hache de carton.
Des coiffures de plumes, composées par ma mère et ma tante, et des peintures de guerre faites avec de la colle, de la confiture et de la poudre de craies de couleur, achevèrent de donner réalité à cette vie indienne.
2 Parfois, les deux tribus enterraient la hache de guerre, et s'unissaient pour la lutte contre les Visages Pâles, venus du Nord. Nous suivions des pistes imaginaires, marchant courbés dans les hautes herbes, attentifs aux empreintes invisibles... Quand la piste se dédoublait, nous nous séparions en silence… De temps à autre, pour maintenir la liaison, je lançais le cri de l'oiseau-moqueur — « si parfaitement imité que sa femelle s’y fût trompée ». Paul me répondait par « l'aboiement du coyote », parfaitement imité, lui aussi; mais imité — faute de coyote — de celui du chien de la boulangère, qui attaquait parfois nos fonds de culotte.
3 D'autres fois, nous étions poursuivis par des trappeurs, que commandait la « Longue Carabine ». Alors, pour l'ennemi, nous marchions longuement à reculons, afin d’inverser nos empreintes.
Puis, au milieu d'une clairière, j'arrêtais Paul d'un geste, et, dans un grand silence, je collais mon oreille au sol...
J'écoutais, avec une inquiétude sincère, l'approche de nos poursuivants, car au fond des lointaines savanes, j'entendais le galop de mon cœur.
4 Lorsque nous revenions à la maison, le jeu continuait.
Le couvert était mis sous le figuier. Dans une chaise longue, mon père lisait la moitié d'un journal, car l'oncle Jules lisait l'autre.
Nous nous présentions, graves comme il convient à des chefs, et je disais : « Ugh! »
Mon père répondait :
« Ugh!
5 — Les grands chefs blancs veulent-ils recevoir leurs frères rouges sous leur wigwam de pierre ?
— Nos frères rouges sont les bienvenus, disait mon père. Leur route a dû être longue, car leurs pieds sont poudreux.
— Nous venons de la rivière Perdue, et nous avons marché trois lunes !
— Tous les enfants du Grand Manitou sont des frères : que les chefs partagent notre pemmican ! Nous leur demanderons seulement de respecter les coutumes sacrées des Blancs : qu'ils aillent d'abord se laver les mains ! »
IV Les essais de fusils
C'est bientôt l'ouverture de la chasse. Le père de Marcel et l'oncle Jules essaient leurs fusils. Il s'agit de savoir si les plombs arrivent bien groupés sur la cible.
1 L'oncle Jules fixa sur la porte des cabinets, au moyen de quatre punaises, le journal déployé, et revint à grands pas vers mon père.
Il chargea son fusil d'une seule cartouche. « Attention! » dit-il. Il épaula, visa une seconde et tira.
Paul, qui s'était bouché les oreilles, s'enfuit vers la maison. Les deux chasseurs s'approchèrent du journal : il était criblé de trous, comme une passoire.
L'oncle Jules l'examina longuement, et parut satisfait.
« Ils sont bien groupés. À trente mètres, c'est parfait. »
Il prit dans sa poche un autre journal, et, tout en le dépliant, il dit :
« À vous, Joseph ! »
2 Tandis qu'il mettait la nouvelle cible en place, mon père chargea son fusil. Ma mère et ma tante, attirées par la première détonation, étaient revenues sur la terrasse. Paul, à demi caché derrière le tronc du figuier, regardait d'un œil, l'index enfoncé dans l'oreille.
L'oncle se recula et dit :
« Allez-y ! »
Mon père visa.
Je tremblais qu'il ne manquât la porte : c'eût été l'obligation, à mon avis, de renoncer à la chasse.
3 Il tira. La détonation fut effrayante, et son épaule tressaillit violemment. Il ne parut ni ému ni surpris, et s'avança vers la cible d'un pas tranquille.
Le coup avait frappé le milieu de la porte, car les plombs entouraient le journal sur les quatre côtés. Je ressentis une fierté triomphale, et j'attendis que l'oncle Jules exprimât son admiration.
Il s'avança, examina la cible, se retourna et dit simplement :
« Ce n'est pas un fusil, c'est un arrosoir !
— Il l'a frappé en plein milieu! dis-je avec force.
— Ce n'est pas mal tiré ! dit-il. Mais une perdrix qui s'envole n'a pas grand-chose de commun avec une porte de cabinets. On va maintenant essayer les plombs de quatre, de cinq et de sept. »
4 Ils tirèrent encore trois coups de fusil chacun, toujours suivis d'examens et de réflexions de l'oncle. Enfin, il s'écria :
« Pour les deux dernières, on va tirer les chevrotines. Serrez bien votre crosse, Joseph, car j'ai mis une charge et demie de poudre. Et vous, mesdames, bouchez-vous les oreilles, car vous allez entendre le tonnerre ! »
Ils tirèrent en même temps ; le fracas fut étourdissant, et la porte tressaillit violemment.
Ils s'avancèrent tous les deux, souriants et satisfaits d'eux-mêmes.
5 « Tonton, demandai-je, est-ce que ça aurait tué un sanglier ?
— Certainement, s'écria-t-il, à condition de le toucher...
— Au défaut de l'épaule gauche !
— Exactement! »
Il arracha les journaux superposés, et je vis, incrustées profondément dans le bois une vingtaine de petites billes de plomb.
« C'est du bois dur, dit-il. Elles n'ont pas traversé ! Si nous avions eu des balles... »
Heureusement, ils n'en avaient pas eu, car à travers la porte massacrée, nous entendîmes une faible voix. Elle disait, incertaine :
« Est-ce que je peux sortir, maintenant ? »
C'était la bonne.
(MARCEL PAGNOL, La Gloire de mon Père, éd. de Provence)
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