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Savoir lire sans hésitation, c'est la clef de tout (Jean Jaurès)
"Comment donnerez-vous à l'école primaire l'éducation si haute que j'ai indiquée ? (...) Il faut d'abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu'ils ne puissent plus l'oublier de la vie et que, dans n'importe quel livre, leur œil ne s'arrête sur aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c'est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire?"
Jean Jaurès, Aux instituteurs et institutrices, La Dépêche, 15 janvier 1888,
cité dans Janine Reichstadt, Apprendre à lire : l'enjeu de la syllabique, L'Harmattan, 2011.
Heureusement, beaucoup de progrès ont été réalisés depuis ce temps moyen-âgeux. Car, on le sait maintenant, lire c'est comprendre.
Ce qu'on est forts, nous, maintenant !
Ce qu'ils pouvaient être bêtes, eux, avant !
Un constat douloureux
Beaucoup de progrès ? Voire...
253.000 élèves/an liraient moins de 18 mots par minute à la fin du CP.
"Eh ben ! tout de même ! ça en fait des dyslexiques..."
Environ un tiers des élèves en fin d'école primaire sont capables d'exploiter un texte, d'en dégager le sens et de l'interpréter avec finesse. 15% sont en difficulté, voire en grande difficulté. Entre les deux, un peu plus de la moitié des élèves ont des compétences mal assurées, donc fragiles. (Évaluation 04.10, La maîtrise du langage et de la langue française à l'école élémentaire)
"Ce s'rait pas les dyslexiques de tout à l'heure ?"
Les réformes éducatives (élèves au centre, compétences transdisciplinaires qui remplacent les savoirs disciplinaires, socle commun, différenciation, répudiation de la culture humaniste dite bourgeoise, etc.) de Bourdieu, Legrand, Jospin, Meirieu, Fillon et compagnie qui se sont succédées inlassablement depuis 50 ans sont quand même sacrément efficaces... Voilà pourquoi il faut continuer, car comme disent les Shadoks, en essayant continuellement, on finit par réussir. Donc plus ça rate, plus on a de chances que ça marche.
Les effets à long terme des premiers apprentissages de la lecture
On sait l'importance de la réussite de l'apprentissage de la lecture au CP sur la lecture, l'orthographe et la compréhension dans tout le primaire, mais on se rend moins compte à quel point c'est important...
L'étude écossaise «The effects of synthetic phonics teaching on reading and spelling achievement», qui évalue l'impact de la mise en place d'une méthode alphabétique dans des écoles de quartiers défavorisés par rapport à des classes-témoins, est suffisamment éloquente : "A la fin du CM2, la reconnaissance de mots des élèves de ZEP ayant bénéficié de cette méthode syllabique était en avance de 3 ans 6 mois sur l'âge normal, l'orthographe en avance de 1 an et 8 mois et celle de la compréhension écrite de 3,5 mois. Précisons toutefois que, comme la connaissance lexicale des élèves était seulement de 93 au début de l'étude (mesurée sur une échelle où la moyenne est de 100), il s'agit d'un groupe d'élèves pour lesquelles la performance normale attendue à des tests standardisés devait plutôt se situer en-dessous de la moyenne pour leur âge chronologique. Par conséquent, il peut y avoir encore une sous-estimation des gains obtenus avec cette méthode."
Plus le capital de départ est grand, plus les intérêts cumulés à travers les années sont élevés. Les élèves qui n'ont pas bénéficié de ces méthodes progressent aussi. Mais si on compare l'évolution année après année, l'écart entre les riches et les pauvres augmentent toujours plus. Les riches deviennent plus riches, les pauvres plus pauvres. La lecture a un impact important également sur les capacités de raisonnement, sur la richesse lexicale et la culture générale. Cette progression systématique respecte cette règle générale de l'accroissement des différences d'apprentissage que certains ont baptisée effet Matthieu.
Mettre fin à l'embrigadement volontaire
L'on doit absolument remonter de l'objectif recherché qui est la maîtrise d'une lecture expressive et rapide en fin de primaire jusqu'au commencement de cet apprentissage en maternelle et au CP qui doit lancer cet apprentissage de la meilleure manière possible, en prenant bien garde de ne pas commettre une erreur élémentaire : appliquer au débutant en train d'apprendre la démarche de l'expert ayant fini d'apprendre. Il ne faut pas attendre des élèves qu'ils apprennent en faisant ce que font les experts.
Mais avant de revenir vers ce qu'il faut faire en maternelle et au CP, il faut tout d'abord décider d'arrêter de se faire manipuler comme des pantins par ceux qui font les réformes depuis les années 60. Ces derniers accusent la méthode syllabique de l'échec largement fantasmé d'une école dans laquelle elle n'était d'ailleurs que très peu utilisée puisque les mixtes étaient largement dominantes à l'époque. Ils culpabilisent de manière honteuse ceux qui les utilisent alors que les arguments théoriques, pratiques et les données expérimentales vont massivement dans le sens de l'utilisation d'une méthode syllabique. Ils ne citent pas les psychologues cognitivistes dans les formations à l'ESPE (ex-IUFM), ne parlent pas des résultats des études comparatives ni des expérimentations des neurosciences et des sciences de la cognition.
"Depuis la fin des années 70 jusqu’à maintenant, des convictions pédagogiques formulées par des experts ont été, dans le domaine de la lecture, transformées en dogmes : le déchiffrage est nocif pour les élèves, ils ne doivent pas lire à voix haute pour apprendre à lire mais doivent apprendre sur de «vrais textes», non sur des manuels avec une progression organisée pour l’apprentissage, etc. On n’en est plus là maintenant heureusement mais cela survit sous d’autres formes : récemment, a été imposée l’idée que l’apprentissage de la lecture devait se faire à partir de textes littéraires alors qu’il ne s’agit que d’une conviction qui rend très difficile le déchiffrage pour les élèves : en fait, ces supports sont de vrais livres pour la jeunesse qui ne sont pas conçus pour l’apprentissage ! Certes, les experts argumentent leurs méthodes au nom de principes valorisants, comme ceux du sens, de la construction d’un «sujet lecteur», etc. Mais ces méthodes, mises en avant dans la formation des enseignants, sont élaborées à partir de raisonnements logiques et théoriques issus de la linguistique ou de la «didactique de la littérature» : elles ne sont pas assez centrées sur l’apprentissage progressif de la lecture. Elles mettent ainsi en échec des élèves désavantagés socialement et culturellement. Par la suite, ces élèves consultent pendant des années des orthophonistes, et sont même, dans le pire des cas, «orientés» vers des filières de relégation car ils sont objectivement placés en situation de handicap. Les enseignants qui, eux, sont confrontés à ces difficultés, auront plutôt tendance à mettre en cause l’élève et ses capacités, ses pathologies éventuelles plutôt que l’inadéquation entre une méthode et un enfant qui n’a pas encore développé certaines aptitudes intellectuelles (comme la mémoire de travail)." (Anne-Claudine Oller et Sandrine Garcia, « Il y a une instrumentalisation politique de l’apprentissage de la lecture »)
A un moment, il faut choisir : l'inspecteur, les conseillers pédagogiques, l'ESPE, les grands gourous des sciences de l'éducation, de didactique de la lecture... ou les élèves. Si les conseils sont bons et basés sur le bon sens et les données scientifiques, il faut bien sûr les adopter. Mais s'ils sont mauvais, il ne faut pas les suivre. Le principe d'obéissance du fonctionnaire doit céder le pas devant le principe plus haut de ne pas mettre en danger la vie intellectuelle d'autrui par des choix pédagogiques hasardeux et manifestement néfastes qui conduisent au... crash.
Évidemment, ce n'est pas évident de résister surtout quand on mélange soi-même graphème et lettre, phonème et son, principe alphabétique et code alphabétique, etc. Il faut savoir que ces gens-là ont un peu plus de temps que nous pour lire, donc ils peuvent facilement nous en mettre plein la vue à l'aide de deux ou trois tours de passe-passe. Il faut se mettre à niveau.
Que faut-il faire en bref ?
Pour un bon apprentissage de la lecture, le principe de base, c'est : pas de globale, pas de devinette, le déchiffrage avant tout. C'est expliqué avec de solides arguments ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, etc.
L'école maternelle ne doit pas conduire les élèves sur les ornières de l'idéovisuelle et de l'écriture-dessin. Pas d'étiquettes, pas de lecture de mots que les élèves ne peuvent pas lire comme "châtaigne", "crayon" ou "petit chaperon rouge" ou "neige". Les étiquettes-prénoms, c'est sympa, mais si ça apprenait à lire, ça se saurait. L'écriture en grande section doit s'apprendre méthodiquement.
Les professeurs des écoles ne reçoivent aucune formation digne de ce nom sur l'écriture, peut-être une conférence de 3 heures dans le meilleur des cas, mais ce constat vaut aussi pour la grammaire, le vocabulaire, la lecture, la littérature, pour ne parler que des matières littéraires. Si les ESPE (ex-IUFM) devaient former des médecins, on devrait massivement émigrer.
Note pour Nicolas Sarkozy ou tout autre qui voudrait suivre le même chemin : il ne faudra pas fermer les ESPE, comme vous avez fait la dernière fois, mais les réformer, il faut que l'enseignement qui y est donné soit disciplinaire et dure 3 ans après le concours et l'élève-maître doit être payé en tant que stagiaire pendant cette durée. On économisera sur le trou de la sécu puisqu'avec de bonnes méthodes de lecture, les consultations payées chez les CMPP, orthophonistes, etc. vont diminuer de manière drastique.
Par des méthodes alphabétiques adaptées à la grande section (Montessori, Alphas, Venot, Léo et Léa GS), la dernière année de grande section peut et doit servir à établir le principe alphabétique, développer la conscience phonémique en liant les phonèmes et les graphèmes et le code alphabétique (c'est-à-dire les correspondances graphèmes-phonèmes) de base. En travaillant progressivement, il est possible que les élèves arrivent à lire de petites phrases simples en fin d'année.
T. Venot - De la maternelle au CP (partie 1)
Thierry Venot - De la maternelle au CP (partie 2)Et, pour le CP, en attendant une éventuelle expérimentation qui viendrait démentir des centaines et des centaines d'études rigoureuses* ** *** ****, il n'y a pas à hésiter : dans l'intérêt des enfants, comme on dit pour faire généralement tout le contraire, ce qui galvaude légèrement l'expression, et pour contribuer efficacement à faire de ceux-ci plus tard des adultes autonomes et responsables,des citoyens sachant lire vite et bien et capables d'esprit critique, le CP doit utiliser une méthode synthétique, ou méthode alphabétique, ou méthode syllabique, parfois aussi appelée méthode analytique, ou même méthode analytique-synthétique d'écriture-lecture, bref ce que tout le monde appelle méthode syllabique.
"Elle repose sur le principe suivant. Vous et moi, nous sommes capables de déchiffrer tout ce qui s’écrit en français. Sommes-nous pour autant capables de comprendre tout ce que nous pouvons déchiffrer ? Non, bien sûr. En revanche, si nous comprenons ce que nous lisons, c’est que nous l’avons parfaitement déchiffré. La compréhension passe nécessairement par un déchiffrage, habile, précis et rapide. C’est cela qu’il est indispensable d’enseigner aux enfants, de façon précoce, dès les premiers jours du CP, et de façon systématique. Quand un enfant ne parvient pas, à la fin du CP, à lire de façon fluide, précise (à la virgule, à l’accent près où se joue du sens), c’est toute sa réussite scolaire qui est compromise. Dans toutes les matières, les élèves ont besoin de lire et d’écrire efficacement pour comprendre. Il faut bien sûr travailler la compréhension dès le cour préparatoire, mais toujours en s’appuyant sur tout le déchiffrage nécessaire pour y parvenir." (Janine Reichstadt, Les inégalités scolaires s'estompent dès qu'un élève sait parfaitement lire)
* Étude française : Enquête comparative Deauvieau 2013 : Il existe une corrélation forte entre la réussite du déchiffrage bien enseigné avec la syllabique et la compréhension. Et les enfants dont les parents n’ont pas le bac, et qui apprennent à lire avec les manuels de la méthode syllabique ont de meilleurs scores aux tests que ceux dont les parents ont le bac ou plus et qui apprennent avec les manuels de la méthode mixte ! Cela indique combien l’école a un rôle important à jouer, combien elle peut vraiment lutter contre les inégalités scolaires qui sont le problème principal de l’éducation aujourd’hui.
** Étude écossaise : « The effects of synthetic phonics teaching on reading and spelling achievement.pdf », (2005).
*** Bilan des études américaines et anglo-saxonnes : J. S. Chall, The Great Debate, 1967 puis M. J. Adams, Beginning to read, 1990 puis National Reading Panel, 2000. Ce sont des méga-études synthétisant des centaines d'études.
**** Bilan des études internationales 2000-2016 : Enquêtes sur l’apprentissage de la lecture (1) et (2)
Bref : Prenez une méthode alphabétique !
Laissez-vous guider par la puissance que donne la maîtrise des correspondances graphèmes-phonèmes, la combinatoire, le déchiffrement aisé des mots et des phrases, l'automatisation de la reconnaissance des mots, la place de plus en plus grande laissée à la mémoire de travail pour apprendre et comprendre ce qu'on lit.
Jaurès en a marre de se retourner dans sa tombe et voudrait vraiment que la situation s'améliore pour pouvoir continuer à croire en un monde meilleur.
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