Première image de Pauline Kergomard, Cinquante images expliquées aux enfants.
Télécharger « 01 l-imprudence de jacques.doc »
Télécharger « 01 l-imprudence de jacques.pdf »
Je crois nécessaire de faire observer dès le début que je n’ai pas eu l’intention d’offrir ici un volume de contes ou d’historiettes; mais que j’ai voulu simplement réunir une série d’exercices destinés a éveiller l’intelligence des enfants, puis à les conduire naturellement à comprendre les récits qu’on leur fera plus tard et à raconter eux-mêmes.
Car mes observations de tous les jours m’ont convaincue, sans aucun doute possible, que l’enfant de trois à quatre ans — à plus forte raison celui de deux ans — n’est pas apte à suivre l’enchaînement d’un récit qui se déroule d’après un plan déterminé. Ce qu’il comprend, ou du moins ce qu’il croit comprendre et ce qui l’amuse prodigieusement, ce sont les petits contes bébêtes où les mêmes idées, trop souvent saugrenues, sont répétées, ressassées toujours dans les mêmes termes, et que leur monotonie, fatigante pour les gens qui raisonnent, a fait baptiser du ne m bien étranger à la pédagogie mais très caractérisque de « scies ».
L’enfant aime les « scies », c’est incontestable. Est-ce à dire que nous désirions en nourrir son esprit ? Certainement ne n ; mais au moins mesurons l’écart qui existe entre les « scies » qu’il aime et les espèces de sermons moraux que nous lui imposons à l’école; notre erreur nous sautera aux yeux, et désormais nous nous efforcerons de mettre à sa portée les choses sensées que nous lui dirons.
Malheureusement, notre littérature enfantine nous aide bien peu. Elle dépasse presque toujours le niveau des esprits auxquels elle s’adresse et, sauf les albums dont ceux de Stahl sont le modèle le plus parfait, je ne vois vraiment rien que les enfants de cinq ans puissent comprendre et goûter.
Mais ceux de quatre ans, alors ? et ceux de trois?
Tout les déroute dans la plupart de nos histoires : les idées, d’abord; les expressions ensuite ; les expressions surtout... parce que nous y faisons moins attention qu’aux idées. Une phrase un peu ample leur fait perdre le fil des événements; un pronom (nous ne nous en doutons pas et c’est pourtant réel), un pronom les plonge dans l’obscurité. Pour eux, « il » ou « elle » ne remplace pas naturellement Paul ou Marthe, et ils ne sauraient avoir l’idée de chercher l’antécédent d’un relatif. De sorte que, sans nous en douter, nous ne parlons pas le même langage, les pauvres petits et nous. Et c’est notre faute; car lorsqu’il s’agit de l’intelligence et de l’âme enfantines, nous devrions apporter au dosage des connaissances et des sentiments les soins méticuleux du chimiste préparant les éléments de ses combinaisons.
Nous n’en sommes là ni les uns ni les autres; ni vous ni moi; mais nous voulons acquérir cette aptitude nécessaire, et c’est pour nous acheminer vers notre but que j’ai préparé, et que je dédie aux maîtresses des écoles maternelles et des classes enfantines, de même qu’à tous les éducateurs des petits enfants, les exercices qui composent ce volume.
Encore une fois ce ne sont pas des histoires, puisque je suis persuadée que les petits enfants ne les comprennent pas. Ce sont des explications d’images ; c’est plus que cela et mieux que cela encore : des images lues, si je puis m’exprimer ainsi; car mon désir est d’enseigner aux enfants à lire les images aussi facilement qu’ils liront plus tard les histoires imprimées. C’est un exercice concret précédant un exercice abstrait.
Ces images ont pour but d’attirer le regard de l’enfant, d’exciter sa curiosité, de développer progressivement ses dispositions à la comparaison, de l’amener à reconnaître les êtres et les objets qui lui sont familiers, à discerner les actes des individus et jusqu’à leurs sentiments d’après leur physionomie. Nous voulons qu’après une série plus ou moins longue d’exercices quotidiens, les enfants auxquels on montrera l’image ci-dessous, par exemple, disent soit en bon français, soit dans leur jargon enfantin : « Je vois un petit garçon tout seul dans un bateau ; il va tomber; il lève les bras en l’air; et puis je vois deux hommes qui courent vers lui, et une femme à la fenêtre qui lève les bras en criant. »
Sans doute, ils n’en verront pas davantage; alors la maîtresse ou le maître interviendra : «Tout le monde a peur, tout le monde crie en levant les bras, et le pauvre enfant appelle au secours, parce que le bateau va être entraîné sous cette grande roue, et que le pauvre petit sera écrasé et puis noyé. »
La scène est émouvante ; elle doit impressionner les enfants qui voudront la regarder encore, jusqu’à ce qu’un jour l’un d’eux, qui l’aura mieux comprise que les autres, ou qui sera plus sensible, s’écrie : « Oh! pas celle-ci; elle me fait trop de peine. »
Ne s enfants de trois à sept ans en sont-ils là? Hélas ! je crois qu’ils en sont très loin. Dans chacune de mes inspections, j’essaye de faire « lire les images ». « Que vois-tu? — Un cheval, un homme, une petite fille, » me répondent les plus avancés, et c’est bien cela en effet. « Que font-ils? » Ah ! cela devient plus difficile ; quelques enfants cherchent (je dis «quelques enfants», parce qu’en général on ne réfléchit pas à l’école maternelle; parce qu’on est trop habitué à entendre la maîtresse répondre elle-même, et presque tout de suite à la question qu’elle a posée) ; mais enfin quelques enfants cherchent et il n’est pas rare d’entendre les plus grands dire : « Le cheval tourne la meule, ou le cheval tire une voilure; l’homme fait des souliers, ou l’homme pétrit le pain; la petite fille fait le ménage; » mais, si l’image est un peu plus compliquée, ou, si je veux pousser un peu plus loin mon investigation, les enfants restent muets. Quant aux petits, il est bien rare qu’ils puissent dire un mot.
A quoi attribuer ce manque de coup d’œil et ce mutisme, cette sorte d’impuissance à voir et à raconter ce qu’un enfant élevé dans sa famille détaille si facilement, et souvent avec tant de brio? C’est tout simplement au procédé employé dans ne s écoles. L’image accrochée au porte-tableau fait toujours les frais de l’explication; l’enfant la voit de loin, et quoiqu’il la voie tous les jours, c’est pour lui comme une étrangère; il n’est pas familiarisé avec elle ; ils en sont ensemble à la visite de cérémonie; chaque fois on procède d’après une sorte de rite; c’est de la convention; la vie manque.
L’enfant dans sa famille, au contraire, feuillette lui-même l’album qui est devenu sa chose. Parmi les images dont se compose cet album, il en a d’abord adopté à l’exclusion de toutes les autres; il n’a vu que celle-là: il n’a voulu voir qu’elle ; il y est sans cesse revenu. Puis, peu à peu, il a fait de nouvelles connaissances et, finalement, toute la collection y a passé. Et comme il raconte tout, maintenant et comme il commente ! « Voici un petit garçon qui pleure parce qu’on lui lave la figure. C’est bien vilain ; personne ne voudra l’embrasser. — Voici la petite fille qui donne à manger aux poulets; elle crie : « Petits, petits ! » voyez comme ils se dépêchent, voyez ce gros-là qui fait le gourmand ! — Voici une couvée de petits canards; la maman cane leur a dit : « Couin, couin, couin. » Ça voulait dire : Mes enfants, vous êtes assez grands pour venir à l’eau avec moi, et les voilà qui partent. »
Oh ! il les connaît toutes, et je le répète, ce n’est pas étonnant ; il les a vues cent fois et, chose à noter, il les trouve chaque jour plus intéressantes ; il finit par en apprécier l’ensemble et les détails; une légende au-dessous serait tout à fait inutile; elle pourrait même être dangereuse, car les termes dérouteraient sans doute le petit lecteur. (Nous ne faisons pas de confusion, n’est-ce pas? l’enfant lit les images, c’est-à-dire les comprend et les explique avant de connaître les lettres de l’alphabet.)
L’enfant qui est chez lui feuillette lui-même; tout est là; tant que celui qui vient à l’école ne feuillettera pas, tant qu’il en sera réduit à la grande image — jamais assez grande d’ailleurs — accrochée au porte-tableau, les images resteront pour lui à peu près indéchiffrables.
Pour qu’il feuillette lui-même, nous avons fait tirer en quantité chacune des images qui composent ce volume; nous espérons que les maîtresses l’aideront à les coller dans des albums et que, bientôt, grands et petits liront ces albums comme nous lisons nos livres.
Mais n’essayez pas de faire voir aux petits tout ce que verront les grands ; n’essayez même pas, pour les petits, de bâtir des histoires; et s’ils vous disent avec plus ou moins de précision et de propriété de termes ce que nous avons déjà indiqué plus haut :
« Je vois un petit garçon tout seul dans un bateau. Le petit garçon va tomber, il lève les bras en l’air. Et puis, je vois deux hommes qui courent, et une femme à la fenêtre; elle lève les bras; elle crie. » Déclarez-vous satisfaites.
Alors vous questionnerez surtout ceux qui n’ont pas parlé, soit qu’ils n’aient pas vu, soit qu’ils ne sachent pas encore s’exprimer. « Montre le bateau, direz-vous, où est-il? as-tu vu des bateaux? où en as-tu vu? Montre le petit garçon : que fait-il? pourquoi crie-t-il? Pourquoi les deux hommes crient-ils? pourquoi la dame crie-t-elle? Les petits enfants doivent-ils aller seuls dans les bateaux ? et vous concluez : je crois que le petit garçon a désobéi; si les deux hommes ne l’avaient pas entendu il se serait noyé. »
Pour les grands...
Mais comme ce doit être simple et court encore pour les grands de quatre à six ans !
« Vous avez vu le moulin à eau bâti au bord de la rivière? Vous connaissez tous la grande roue que l’eau fait tourner? Vous savez que c’est elle qui fait tourner la meule? Eh bien, l’autre jour il a failli arriver un grand malheur. Le fils du meunier est entré dans le bateau amarré, c’est-à-dire attaché devant la maison du maire. Son papa et sa maman le lui avaient pourtant bien défendu, parce que c’est très dangereux. La corde ou l’amarre s’est cassée, le bateau s’est mis à filer aussi vite que la rivière, qui court, comme vous savez, en cet endroit; et le petit Jacques a été bientôt tout près de la grande roue. Le pauvre enfant s’est mis à pousser des cris déchirants. Sa maman, qui était à travailler dans sa chambre, les a entendus; son papa et le garçon meunier les ont entendus aussi. La pauvre mère s’est précipitée à la croisée, les deux hommes ont couru vers la rivière... Ils sont arrivés à temps... juste au moment où l’énorme roue allait entraîner le bateau et le petit Jacques, dont la désobéissance a failli être si cruellement punie. »
Et n’insistez pas sur la morale. Ne refroidissez pas l’émotion; puis questionnez sobrement, sans vous perdre dans les détails, sans accumuler, comme on le fait trop souvent, les questions à côté du sujet, sans tomber dans la leçon de choses.
« Comment s’appelle ce petit garçon, de qui est-il le fils? son papa lui a-t-il permis d’aller seul dans le bateau? pourquoi la rivière est-elle encore plus dangereuse en cet endroit qu’ailleurs? Qu’est-il arrivé dès que Jacques a été dans le bateau ? Jacques s’est-il noyé ? Qu’est-ce qui l’a empêché de se noyer?
Cet exercice d’interrogations achevé, faites parler les enfants. L’un dira une phrase dont le bateau sera le sujet : « Le bateau va sur l’eau » ou bien « le bateau va très vite parce que l’eau va très vite » ou bien « le bateau va se briser contre la roue du moulin ».
Un autre parlera de Jacques qui est imprudent — puisqu’il fait des choses dangereuses — et désobéissant — puisqu’il fait ce que son papa lui a défendu —; ou bien de Jacques qui est le fils du meunier. Et alors seulement vous pourrez vous féliciter de vous être fait comprendre, tandis que cette satisfaction restera toujours inconnue des maîtresses qui se bornent à expliquer. Tenez, voici un exemple pris sur le vif :
Les enfants d’une école maternelle avaient récité une poésie intitulée l’Écolier docile, poésie très courte, très simple, que la directrice avait expliquée plusieurs fois, m’a-t-elle affirmé, et je l’ai cru.
J’ai questionné une petite fille : « Sais-tu ce que c’est qu’un écolier? — Oui; c’est pour se mettre au cou !!! — Je ne comprends pas bien ce que me répond ta petite amie, dis-je à une autre petite fille; dis-moi, toi, ce que c’est qu’un écolier. — C’est des perles pour se mettre au cou. » La même question faite à un petit garçon a amené la même réponse. La directrice était désolée et ne cessait de répéter : « Je le leur ai cependant expliqué! » Et je n’en doutais pas ; mais l’écolier et les colliers sonnent à peu près de la même manière à l’oreille de l’enfant : de là l’erreur.
Ah ! si l’on avait été moins vite ! si l’on avait parlé de l’école, puis de l’écolier et de l’écolière, si l’on avait arrêté l’enfant sur cette idée, si de lui-même il avait trouvé quelque chose à dire de l’écolière, de l’écolier, de l’école, il aurait vu clair, au lieu d’être dans un trou.
Mais nous allons à la vapeur ! nous voulons faire entrer les notions par poignées, au lieu de les distribuer sagement! Il n’y a pas trop d’une quinzaine pour qu’une image soit vraiment bien comprise. Et puis, il faudrait revoir les précédentes; ce qui était resté dans l’ombre autrefois s’éclaire tout à coup…
Mes chères lectrices, n’allons pas trop vite.