• Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

    Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

     

    PAUVRETTE

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    I

     

    Il était une fois un riche seigneur qui mourut en laissant deux filles, et, selon la coutume des anciens temps, il légua tout son bien à l’aînée pour qu’elle pût mieux soutenir l’honneur de la maison, c’est-à-dire avoir de belles voitures et beaucoup de domestiques, porter des robes très chères, faire un beau mariage, et le reste. La mère était morte depuis longtemps, et le bon seigneur, tant qu’il pût parler, ne cessa de recommander sur toutes choses à l’héritière de prendre bien soin de sa sœur, qui n’allait plus avoir d’autre soutien qu’elle.

    L’aînée des deux sœurs s’appelait Barbara. C’était une grande et belle fille, au teint éblouissant, avec une abondante chevelure noire et des dents magnifiques, mais fière, égoïste, ne pensant qu’à briller et à se donner des plaisirs.

    La cadette, au contraire de son aînée, était une toute petite et mignonne personne, pâle et maigrelette, presque laide, sauf les yeux qu’elle avait fort beaux, si faible et si chétive de tout son corps qu’on l’avait appelée Pauvrette, un nom peu glorieux, dont elle se contentait tout tranquillement. En effet, c’était bien la plus douce et la meilleure enfant qu’on pût voir, ne jalousant personne, se trouvant heureuse du bonheur d’autrui, et s’oubliant elle-même quand les autres ne pensaient pas à elle.

    Dès le commencement Barbara, comme on pouvait s’y attendre, oublia tout à fait la recommandation de son père. Tout entière à sa nouvelle fortune, elle ne regarda plus Pauvrette que comme la première de ses servantes, la logea dans une petite chambre nue sous les toits, et ne voulut même pas l’admettre à sa table, où elle se faisait servir les mets les plus recherchés, tandis que sa sœur vivait maigrement de ce qu’il plaisait aux domestiques de lui apporter.

    Pauvrette ne se plaignait de rien, et n’en aimait pas moins sa sœur dont elle faisait toutes les volontés, non pas avec soumission, mais avec un plaisir véritable, car l’idée de lui être agréable suffisait à la mettre en joie. On la voyait du matin au soir courir dans toute la maison, tantôt pour exécuter les ordres de Barbara, tantôt pour les prévenir ; et malgré ses méchants habits tout usés, nul ne pouvait s’y tromper et la prendre pour une autre que la fille de la maison, tant sa figure radieuse et l’assurance paisible de ses manières, annonçaient qu’elle se sentait chez elle sous le toit si peu hospitalier de son orgueilleuse sœur.  

    Les choses allaient ainsi depuis longtemps, quand un jour Barbara fut invitée avec sa sœur à un bal qui se donnait chez le roi. C’était le premier bal auquel elle devait assister depuis la mort de son père, et vous pouvez juger quel événement ce fut pour elle. A partir du moment où arriva la précieuse lettre, on ne parla plus d’autre chose dans la maison. Les valets de pied couraient par la ville, plus effarés que des aides de camp sur un champ de bataille. Les coiffeuses, les couturières, les faiseuses de modes les plus habiles avaient été mises en réquisition, et un véritable atelier fonctionnait dans la grande salle du rez-de-chaussée sous l’œil inquisiteur de la belle Barbara, qui allait de l’une à l’autre, essayait, défaisait, étudiait dans toutes les glaces l’effet probable des merveilles commencées, et jouissait par avance de toute son âme des triomphes qu’on lui préparait. Il va sans dire qu’il n’était nullement question de Pauvrette en tout cela. Barbara ne se souvenait plus qu’on eût invité sa sœur, et Pauvrette l’avait oublié. Comme il n’était pas d’ouvrière qui pût rivaliser d’adresse et de goût avec elle, tout naturellement on l’avait mise à la tête de l’atelier, et elle battait des mains comme un enfant quand elle avait bien réussi, et que sa sœur était contente.

    On était à la veille du bal quand la marraine de Pauvrette arriva d’un long voyage qu’elle avait fait dans le pays des fées, où elle avait eu beaucoup de choses à régler, car elle était fée elle-même, et des plus considérées. Comme elle aimait extrêmement sa filleule, qui lui devait en partie ce caractère adorable dont nous avons parlé, son premier soin fut d’aller la voir dès qu’elle apprit la mort de son père. Elle monta dans son équipage, qui était attelé de quatre biches blanches, plus rapides que le vent, et entra comme la foudre dans la cour d’honneur, dont les portes étaient toutes grandes ouvertes pour livrer passage à un beau carrosse neuf, commandé pour la circonstance, et que le carrossier amenait lui-même en grande cérémonie. Sans rien demander aux gens, car elle connaissait bien la maison, elle monta droit aux appartements, et y trouva mademoiselle Barbara étendue sur un sofa, où elle se reposait de ses fatigues, venant d’essayer coup sur coup six robes magnifiques, toutes plus belles les unes que les autres, sans avoir pu se décider à fixer son choix.

     

    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

    Quand la fée demanda à voir Pauvrette, la sœur aînée, qui ne se sentait pas très à l’aise devant elle, et qui redoutait un peu l’entrevue, voulut balbutier quelques excuses.

    — Elle est très occupée en ce moment, dit-elle, et si vous pouviez revenir...

    — Envoyez-la chercher ; je veux la voir.

    La fée était une dame d’un très grand air, à qui l’on ne résistait pas facilement. Barbara obéit, bien à contrecœur.

     Pauvrette, en apprenantque sa marraine était là, s’élança hors de la salle, sans prendre le temps de secouer les bouts de fil qui s’étaient accrochés à sa robe, et courut d’un trait jusqu’à la chambre de sa sœur, où elle se jeta en pleurant dans les bras de la bonne fée.

    — Quel singulier costume as-tu là, mon enfant, dit la fée en promenant son regard d’une sœur à l’autre, et où as-tu ramassé tous ces bouts de fil ?

    — Ce sont mes habits de tous les jours, répondit naïvement Pauvrette, et je suis occupée à coudre en ce moment, Nous préparons une toilette pour ma sœur, qui va demain au bal du roi. Vous verrez, marraine, comme elle sera belle.

    — Est-ce que par hasard, reprit la fée en s’adressant à Barbara, on ne l’aurait pas invitée ?

    — Mon Dieu si ! mais que voulez-vous qu’elle aille faire là ?

    — J’entends qu’elle y aille, et comme il n’est pas convenable que vous paraissiez seules dans une si grande assemblée, je viendrai demain vous chercher toutes les deux.

    Pauvrette se mit à rire.

    — Mais, marraine, je n’ai rien qui ressemble à une toilette de bal. Comment voulez-vous que je paraisse chez le roi à côté de ma sœur, qui brillera comme un astre ?

    — Qu’à cela ne tienne, dit Barbara, en dissimulant son dépit, je puis bien te prêter une de mes vieilles robes. Tu la raccourciras à ta taille, quand on aura fini en bas.

    — Oh ! que tu es bonne ! Cela me fera bien plaisir de voir comme on t’admirera.

    La fée gardait le silence. Après un moment de réflexion, elle se tourna vers sa filleule :

    — Conduis-moi à ta chambre, chère enfant, lui dit-elle d’une voix attendrie. Je voudrais être seule avec toi.

    — Mais qu’est-il besoin ? s’empressa de dire Barbara, qui rougissait malgré elle. Je vais vous céder la place.

    — Merci, mademoiselle. Seulement, comme je compte rester ici quelques heures, vous m’obligerez en m’invitant à partager votre dîner.

    Et elle sortit emmenant Pauvrette, qui se pendait à son bras et lui baisait les mains, tant elle était heureuse de la revoir.

    On trouvera peut-être que cette marraine-là le prenait de bien haut ; mais il faut que vous sachiez que, du vivant du père, elle avait toujours eu une grande autorité dans la maison, et que la fière Barbara avait été habituée dès l’enfance à lui obéir.

    — Quel ennui ! s’écria-t-elle quand elle fut seule. Je ne puis me dispenser d’avoir cette petite. Il va falloir tout bouleverser dans la salle à manger.

    Et sans autre idée de résistance elle alla donner les ordres nécessaires.

    Cependant Pauvrette faisait monter à sa marraine tous les étages les uns après les autres. Arrivée enfin devant sa porte, elle l’ouvrit joyeusement, et se rangea de côté pour laisser passer la fée qui s’arrêta, saisie d’indignation, sur le seuil.

    Une petite couchette en bois blanc, misérablement garnie, était le seul meuble sérieux de cette chambre, qui était abandonnée quand on y avait relégué Pauvrette.

    Barbara, il faut le dire, ne l’avait jamais vue : c’était un détail de trop peu d’importance. Un reste de tapis, troué partout et s’effilant sur les bords, était étendu au pied du lit. Une petite table boiteuse servait à la fois de table de toilette, de table à manger et de bureau, et l’unique chaise de la chambre commençait à perdre de sa paille. Pas de rideaux aux fenêtres, et rien aux murs ; et pourtant il y avait dans tout cela comme un air de propreté virginale qui donnait quelque chose de respectable à ce pauvre réduit.

    La fée essuya une larme qui coulait sur sa joue, mauvais signe pour Barbara: si les larmes de fée sont rares, comme on le sait, en revanche elles sont terribles pour qui les fait couler.

    — Comment te trouves-tu ici, ma chère petite ? dit-elle enfin en faisant un effort, pour entrer.

    — Oh ! très-bien, marraine, l’on a une si belle vue Venez voir à la fenêtre.

    En effet, de ces hauteurs le regard planait sur toute la ville, et découvrait au loin la campagne avec ses moulins à vent, ses touffes d’arbres, et les toits de chaume de ses maisons éparses. Ceux qui ont toujours vécu aux champs ne savent pas quel bonheur c’est pour l’habitant des villes d’en apercevoir de sa fenêtre un petit, morceau, par-dessus les tuyaux de cheminée.

    La fée, qui avait trop voyagé pour avoir l’admiration si facile, se retira bientôt de la fenêtre. Elle s’assit sur la chaise, et, comme il n’y en avait pas d’autre, avant pris sa chère filleule sur ses genoux, elle commença avec elle une longue conversation qu’elles interrompaient de temps en temps par leurs mutuelles caresses.

    L’heure du dîner étant venue, la fée fut bien étonnée de voir dressée pour elles trois une très grande table, au bout de laquelle leurs couverts avaient l’air d’être en pénitence. C’était la table des dîners de cérémonie, en dehors desquels Barbara ne recevait jamais personne, car, en véritable égoïste, elle aimait à dîner seule pour n’avoir pas à céder les meilleurs morceaux. En conséquence, afin d’avoir toutes ses aises, elle avait fait fabriquer à son usage une charmante petite table, tournée en demi-cercle au milieu de laquelle entrait sa chaise, de façon qu’à droite et à gauche elle avait tout sous la main.

    — Est-ce que dînez d’habitude à cette grande table ? demanda la fée à Barbara.

    — Non, madame ; c’est pour vous qu’on l’a dressée. Voici ma table habituelle.

    Elle montra la petite table en demi-cercle, que la fée examina d’un œil sévère.

    — Mais où donc y placez-vous Pauvrette ?

    — Oh ! marraine, je dîne chez moi. C’est plus commode pour nous deux.

    La bonne fille disait cela pour excuser sa sœur, car elle soupirait bien souvent après ces douces heures d’intimité que l’on passe à la table commune, et, si indulgente qu’elle fût, elle sentait bien au fond de son coeur que c’était mal à Barbara de les lui avoir refusées.

    La fée ne dit plus rien, et le dîner s’acheva assez tristement. Quand il fut terminé, la marraine de Pauvrette prit la main de sa filleule, et, s’emparant de celle de Barbara, elle les joignit toutes les cieux avec un air d’autorité.

    — Deux sœurs doivent jouir et souffrir chacune du bien et du mal de l’autre, dit-elle. Qu’on ne l’oublie plus dans cette maison !

    Et elle sortit majestueusement sans jeter un regard derrière elle.

     

    II

     

    Les deux sœurs se regardaient, leurs mains encore jointes. Il y avait si longtemps que Pauvrette n’avait touché la main de sa sœur ! Son bon petit coeur se fondait de joie. La regardant avec des yeux où brillait l’admiration, elle se jeta à son cou.

    — Que tu es belle aujourd’hui ! s’écria-t-elle avec tendresse.

    Sa marraine n’avait rien eu à changer chez elle; mais elle avait doublé par une vertu magique le bonheur que lui donnait déjà son amour pour sa sœur.

    Un charme tout différent opérait sur Barbara. La fée était trop irritée contre elle pour lui avoir fait un don d’amour. Elle l’avait seulement condamnée à souffrir par sa sœur, sans rien changer à ses mauvais sentiments.

    — Que tu es pâle et chétive ! lui dit-elle durement en la repoussant loin d’elle.

    Et elle se sentit prise d’une grande angoisse, comme si sa propre beauté lui eût été ravie à l’improviste. Uniquement occupée jusque là à s’admirer elle-même, elle ne s’était jamais demandé si sa sœur était belle ou laide ; et maintenant son aspect chétif lui faisait mal à voir, mal au point qu’elle en oubliait ses propres avantages. Troublée plus qu’on ne saurait dire d’un sentiment si nouveau pour elle, elle répondit au tendre regard de la chère enfant par un regard à la fois haineux et effrayé. Pauvrette, qui lui avait toujours été parfaitement indifférente, lui devint sur-le-champ odieuse. Son coeur endormi se réveilla pour haïr, et haïr, on le sait, c’est souffrir.

    Elles descendirent ensemble dans la salle des préparatifs mais Barbara n’y trouvait plus de plaisir. Qu’elle examinât une garniture, ou qu’elle se fît étaler une jupe, ses yeux se portaient invinciblement sur cette frêle créature qui, penchée sur son ouvrage, semblait prendre à cœur de réparer le temps perdu par un surcroît d’activité, sans s’inquiéter de la tâche effrayante qui l’attendait. Cette vue était un supplice intolérable pour l’égoïste, dépouillée tout à coup de sa cuirasse d’insensibilité. A la fin, n’y pouvant plus tenir, elle sortit brusquement et revint avec une vieillerie de l’an passé qu’elle jeta presque à sa sœur en lui disant :

    — Tiens, voilà pour demain ! Va l’arranger dans ta chambre : je ferai faire cet ouvrage-là par une autre.

    Dès lors elle put contempler à l’aise les toilettes qui se disputaient son choix.

    L’amour est aveugle, et celui de Pauvrette avait été trop grandi par la fée pour qu’il lui fût possible de s’apercevoir du ton méprisant de sa sœur. Elle prit la robe avec reconnaissance, ramassa quelques bouts de rubans, quelques découpures de dentelles, quelques fleurs artificielles mises au rebut, et, légère comme un oiseau, elle monta dans sa chambre où elle se mit avec ardeur à l’ouvrage. Sous ses doigts habiles toutes ces friperies se transformèrent comme par enchantement. La robe retournée, rajustée aux mauvais endroits avec les morceaux qu’il fallut abattre, et relevée d’un petit filet de dentelle, pouvait passer pour neuve quand elle lui sortit des mains. Il était déjà bien tard; mais l’infatigable ouvrière trouva encore le temps de s’improviser une coiffure ravissante d’élégance et de légèreté, une de ces choses faites, comme on dit, avec rien, et qui l’emportent sur toutes les inventions de la richesse quand elles sont portées d’une certaine façon. Sa toilette achevée, elle ne pensa pas même à l’essayer, peut-être aussi parce qu’elle était trop fatiguée, et elle s’endormit toute joyeuse, en pensant que sa sœur serait indubitablement la reine du bal.

    Le lendemain soir, quand la marraine vint chercher les deux sœurs, Pauvrette descendit de sa chambre semblable à une petite fée. Il y avait dans son costume et dans toute sa personne, quelque chose d’exquis et d’aérien qui enchantait, et franchement l’imposante Barbara avait l’air d’une châsse habillée à côté d’elle. A force d’essayer et de comparer les ornements et les enjolivements, faute de savoir se résigner à des sacrifices, elle en avait tant pris que tout cela miroitait désagréablement, et qu’on aurait dit une devanture de boutique. Pauvrette, qui avait si bon goût, aurait certainement trouvé tout cet attirail ridicule sur une autre : sur sa sœur il l’extasia, et elle faillit en pleurer d’enthousiasme et de joie.

     

    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

    — Ô marraine ! que je suis donc heureuse de la voir si belle !

    Et sa figure rayonnante s’illumina d’un tel éclat que toute la beauté de Barbara pâlissait à côté d’elle.

    Celle-ci, tout au contraire, ne vit rien de la grâce et du charme qui faisaient valoir le costume de sa cadette. Son imagination lui représenta aussitôt les balayures ramassées la veille pour le composer, et, quoi qu’elle fît, elle avait toujours sous les yeux la vieille robe, les bouts de ruban, les découpures de dentelles et les fleurs de rebut. Ses propres magnificences avaient disparu pour elle, et elle fit son entrée dans le bal avec une figure contractée et des yeux sombres qui ôtaient toute envie de la regarder.

    Il en résulta que tous les hommages et tous les empressements furent pour Pauvrette, et que personne ne fit attention à Barbara, juste punition de son orgueil et de sa dureté.

    Il y avait à la cour du roi un jeune prince aussi spirituel et bon que brave et bien fait, déjà célèbre par maint exploit à la guerre, malgré sa jeunesse, et dont toutes les mamans qui avaient des filles à marier raffolaient. C’était un ami d’enfance des deux sœurs, sa famille habitant un domaine voisin de leur château en province, et bien des fois, du temps qu’il était petit, ils avaient joué ensemble à cache-cache et à Colin-maillard. Il avait même été vaguement question, quand leur père vivait encore, d’un mariage possible entre lui et Barbara, et celle-ci, sans trop savoir pourquoi, s’était presque habituée à le considérer comme le mari qu’elle aurait.

    Dès qu’il aperçut Pauvrette, vers laquelle tous les regards s’étaient tournés, il eut un mouvement d’admiration si vif qu’il demeura cloué à sa place, osant à peine respirer. Il ne la reconnaissait pas d’abord, car il ne l’avait pas revue depuis la mort de son père, et elle n’était alors pour lui qu’une petite fille sans conséquence. Mais ayant vu près d’elle Barbara et la fée, qui était bien connue à la cour, il se la remit aussitôt en mémoire, et s’approcha des trois dames avec une grâce courtoise et empressée qui flatta infiniment Barbara. Grand fut pourtant l’étonnement de la demoiselle, quand le prince, s’inclinant respectueusement devant sa sœur, lui demanda la permission de danser avec elle.

    — Il croit peut-être me faire la cour, pensa l’orgueilleuse fille, en invitant cette petite dont personne ne voudra.

    Absorbée dans sa pénible préoccupation, elle n’avait rien vu de ce qui se passait autour d’elle.

    Cependant le jeune prince avait emmené Pauvrette, et, dans les intervalles de la danse, il lui rappelait d’une voix émue leurs jeux d’autrefois, en la regardant avec des yeux si pleins de douceur que la chère petite en était toute troublée.

     

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    — Quel joli petit mari ce sera pour ma sœur se disait-elle afin de se raffermir. Et comme son danseur, au moment de la reconduire, lui exprimait timidement le désir de danser encore une fois avec elle :

    — Quand vous aurez fait danser ma sœur, lui dit-elle en riant, pas avant.

    Tenez, regardez-la, ajouta-t-elle avec l’étourderie de l’innocence ; voyez s’il y en a une ici qui la vaille.

    Le prince allait lui répondre par un de ces compliments si faciles à trouver, même quand on n’en pense pas un mot, à plus forte raison quand on les pense ; mais il se retint par respect pour l’innocente enfant qu’il avait au bras. Il leva les yeux sur Barbara, et bien que la combinaison fût tout à l’avantage de la cadette, il ne put se dissimuler que l’aînée était réellement belle. Sa figure en effet avait tout à fait changé, et elle était redevenue elle-même.

    Barbara voyant Pauvrette s’éloigner avec son prince, à elle, avait été saisie tout â coup d’une folle terreur. Il lui semblait qu’un malheur allait arriver, qu’il faudrait dégrafer la petite danseuse, et qu’on découvrirait les misères cachées de sa toilette.

    — Ils sont capables de s’en prendre à moi, se disait-elle, et s’il allait me mépriser à cause de cela !

    Cette pensée venant s’ajouter à toutes les sensations désagréables qui l’agitaient, elle finit par prendre un parti.

    — Allons, se dit-elle, je suis bien bonne de lui laisser ces guenilles sur le dos, pour en être ainsi tourmentée, moi qui ai tant de robes neuves dont je ne sais que faire. Dorénavant je l’habillerai comme moi.

    La fée, qui l’observait du coin de l’œil, sourit en ce moment, car elle lisait, comme bien vous pensez, dans son âme ; et au même instant Barbara se sentit soulagée du poids qui l’oppressait. Elle rentra en possession de sa splendide toilette, et put se livrer à la joie du bal.

    Le prince, qui savait vivre, dansa alternativement avec les deux sœurs, et s’occupa surtout de la fée, qui était aussi une de ses vieilles connaissances, et qui lui avait donné plus d’un joujou, avant qu’il portât des culottes. Il rit de bon cœur avec Barbara, en lui racontant d’anciennes histoires où ils avaient joué tous deux leur rôle ; mais s’il parlait davantage à l’aînée, il regardait de préférence la cadette, qui se laissait aller naïvement au plaisir de l’entendre. Ce bal, dont elle avait fait si bon marché, il lui semblait maintenant que c’eût été bien dommage de l’avoir manqué : de sa vie elle n’avait été aussi heureuse.

    On quitta le bal le plus tard qu’on pût, car Barbara n’y prenait pas moins de plaisir que Pauvrette, et la bonne fée, qui était ravie du succès de sa filleule, ne demandait pas mieux que de le faire durer. Pourtant il fallut partir enfin. Déjà le ciel blanchissait au levant, et les bougies fatiguées refusaient de brûler dans l’air épaissi des salons. On était à la fin de l’hiver; une froide bise courait dans les rues, et le givre argentait les toits des maisons. Barbara s’enveloppa soigneusement dans un large manteau doublé des plus fines fourrures. Pauvrette, qui n’avait rien de semblable, commença à, frissonner sous son léger costume, dès qu’elle sentit l’air du dehors; mais sa marraine la prit dans sa pelisse, et la tint au chaud pendant le trajet, qui du reste ne fut pas long, grâce à son attelage de biches.

    En montant dans sa chambre, la maîtresse de la maison trouva un grand feu qui avait été entretenu toute la nuit, et se hâta d’en approcher ses pieds qui s’étaient refroidis en route. Mais, chose étrange ! bien loin de reculer devant la flamme, le froid de ses pieds semblait vouloir s’étendre au contraire. Bientôt il gagna tout son corps, et elle s’aperçut avec effroi que ses dents claquaient. Elle eut beau sonner, et faire remettre à plusieurs reprises de nouvelles bûches dans la cheminée, rien n’y faisait, et ses mains glacées lui refusaient tout service. En même temps je ne sais quelle voix intérieure qu’elle essaya en vain d’étouffer lui criait sans relâche Ta sœur a froid ! Epouvantée à la fin, et lasse de cette persécution, elle se fit indiquer la chambre de sa sœur, où elle monta pour la première fois.

    Les domestiques, habitués à ne tenir aucun compte de Pauvrette, s’étaient donné bien de garde de chauffer sa chambre, et la délicate petite créature avait été saisie par le froid en commençant à défaire sa toilette. Barbara, en entrant, aperçut sa sœur qui, les lèvres et les mains violettes, achevait de se déshabiller en grelottant.

    Elle appela d’une voix terrible les valets de chambre, qui accoururent tout tremblants.

    — Comment se fait-il, s’écria-t-elle, qu’il n’y ait pas de feu dans cette chambre ? Vouiez-vous donc me faire périr de froid ?

    Les valets ne comprirent pas bien ce qu’elle voulait dire ; mais il était facile de comprendre qu’elle voulait qu’on fît du feu. Ils se précipitèrent avec l’empressement grotesque des valets en faute, et, en moins de deux minutes, un feu clair et pétillant illuminait la chambre désolée de Pauvrette, qui ne savait comment remercier sa sœur. Mais celle-ci ne l’écoutait pas. Elle n’avait plus froid : cela lui suffisait.

    — Voilà qui devient insupportable ! murmura-t-elle en rentrant dans ses appartements. Faudra-t-il donc toujours que cette sotte petite vienne ainsi me gâter ma vie ? Oh! je la déteste.

    Et elle se coucha, l’âme bourrelée des plus amers ressentiments.

    Pauvrette venait de s’endormir, le sourire sur les lèvres, en se répétant combien sa sœur était bonne avec elle.

    Sur les trois heures de l’après-midi, Barbara sortit de son lit, où elle avait eu bien de la peine à trouver le sommeil, et passa avec un sensible plaisir dans la salle à manger, car elle n’avait rien pris de nourrissant depuis la veille, et l’appétit lui était venu en dormant.

    Pauvrette était levée depuis longtemps. Son premier regard, à son réveil, était tombé sur les riches habits que sa sœur avait ordonné, en rentrant, qu’on portât dans, sa chambre. Elle avait jeté un cri de surprise, et, s’il faut le dire, elle s’était sentie tout heureuse en s’habillant de se voir si bien mise. Était-ce le souvenir du bal de la veille qui la rendait plus attentive à sa toilette ? Je ne sais trop. Toujours est-il qu’elle était rêveuse, et qu’elle poussa un petit soupir à l’idée qu’elle n’avait rien, et qu’elle ne pouvait guère songer à se marier. A la fin pourtant les tiraillements de son estomac la rappelèrent à d’autres pensées, et elle fut obligée de s’avouer qu’elle mangerait volontiers. Mais les domestiques, furieux contre elle de la scène du matin, l’avaient oubliée de propos délibéré, et comme elle avait perdu l’habitude de leur rien commander, elle dut prendre son mal en patience, se disant pour se consoler :

    — J’aurais bientôt mon dîner, si ma sœur le savait.

    Pendant ce temps, Barbara avait pris place à sa petite table, où l’attendait le plus charmant petit dîner du monde. Un potage à la bisque d’écrevisses fumait dans une soupière d’argent, flanqué à droite d’un filet d’agneau à la Béchamel, à gauche d’une brochette d’ortolans. Une belle traite saumonée, venue du lac de Constance, s’étalait derrière dans son court-bouillon, laissant juste assez de place sur la table pour une crème à la duchesse dont l’aspect était des plus engageants. On ne devrait guère parler de vins, à propos d’un dîner de demoiselle; il y en avait pourtant de plusieurs sortes, entre autres un flacon de Tokay, au goulot effilé, qui aurait fait envie aux plus fins gourmets. Barbara se nourrissait à l’anglaise, et ne se laissait manquer de rien. Il est vrai de dire que les verres étaient tout petits.

    Notre gourmande se mit sans plus tarder en devoir de faire honneur au festin ; mais dès la première cuillerée de  potage, elle y trouva une amertume affreuse qui lui fit tomber la cuiller des mains, et la même voix qu’elle avait déjà entendue lui murmura tout bas : Ta sœur a faim !

    — Bon ! s’écria-t-elle avec dépit, je parierais que cette pécore n’a pas eu son dîner. Je la voudrais à cent pieds sous terre !

    Mais comme l’expérience l’avait déjà instruite, elle n’essaya pas de résister plus longtemps. Elle monta encore une fois à la chambre de sa sœur, la prit par la main, et l’emmena dîner avec elle, après avoir fait débarrasser tant bien que mal un coin de la table. Moyennant quoi elle trouva la bisque excellente, et se régala tant qu’elle voulut.

    Ce ne fut pas tout. Ces deux visites forcées à. la pauvre chambrette avaient empoisonné tout le plaisir qu’elle trouvait à ses glaces, à ses tapis, à ses fauteuils, et poursuivie partout par l’image de la table boiteuse et de la chaise à demi dépaillée, elle ne put trouver de repos qu’en donnant, d’une voix altérée par la colère, l’ordre d’installer sa sœur dans une chambre voisine de la sienne, qui ne devait plus faire honte à son luxe.

    Voilà donc Pauvrette rentrée en possession, pour ainsi dire par la force, de tout ce que sa sœur aurait dû lui donner dès le commencement par bon cœur. Mais qu’elle était loin encore du bien qu’elle ambitionnait par-dessus tout, l’amour de Barbara ! À chaque concession nouvelle faite par celle-ci au tyran impitoyable que la fée lui avait imposé, elle sentait la haine croître dans son coeur, et avec la haine ses souffrances allaient toujours en augmentant. La bonne petite Pauvrette ne remarquait pas son air dur et son regard mauvais, et s’abandonnait sans réserve à sa joie. Elle se voyait enfin rapprochée de sa sœur qu’elle aimait tant; mais tandis que l’idée de vivre côte à côte avec elle la comblait de bonheur, cette même idée était un supplice intolérable pour la méchante Barbara qui, prétextant des fatigues de la nuit passée, l’envoya impérieusement se coucher dés que le soir fut venu.

    Délivrée enfin de sa vue, Barbara s’étendit dans sa chaise longue, les pieds au feu, et insensiblement ses pensées prirent un autre cours. Elle s’en retourna au bal, et elle refaisait dans sa tète une de ces gaies conversations qu’elle avait eues avec l’ami d’enfance qui ne lui avait jamais paru aussi aimable, quand on vint lui annoncer la mère de celui qui l’occupait si fort. Elle rougit involontairement, agitée d’un trouble joyeux, et courut à sa rencontre.

    C’était une vieille clame; entourée de la plus haute considération, qui vivait très retirée, et qui ne se montrait jamais sans une raison grave. Évidemment sa visite avait un but. Quel motif pouvait l’amener ? Il y en avait un probable, et Barbara se croyait sûre de l’avoir deviné.

    Les premiers compliments échangés :

    — Mon enfant, dit la vieille dame, vous savez que nos deux maisons sont liées d’amitié depuis longtemps.

    — C’est un honneur que nous ne saurions oublier, reprit Barbara avec une petite palpitation.

    — Vous connaissez mon fils. Je ne veux pas faire son éloge ; mais je puis dire hautement que c’est un homme d’honneur.

    — Il n’y a qu’une voix sur son compte, madame.

    — Il est revenu ce matin du bal de la cour si ravi de ce qu’il avait vu, qu’il n’a pu attendre plus longtemps pour m’ouvrir son coeur.

    — Et quel grand secret a-t-il donc pu vous confier ? dit Barbara en baissant les yeux.

    — Vous conviendrait-il, à vous qui êtes maintenant le chef de la famille, qu’une alliance vînt resserrer encore les liens d’amitié qui nous unissent ?

    — En vérité, madame, j’étais loin de m’attendre à une proposition qui nous honore. Que puis-je vous répondre, sinon que je n’ose pas vous faire un refus qui pourrait...?

    — C’était là tout ce que je voulais savoir, interrompit la mère du prince en se levant. Je suis heureuse, mon enfant, de vous voir dans ces dispositions. Prévenez, je vous prie, votre sœur, que mon fils la demande en mariage. Il viendra demain chercher son consentement.

    Et sur ces mots la vieille dame se retira, laissant Barbara plongée dans une si grande stupéfaction, qu’elle ne pensa pas même à se lever pour la reconduire.

    Quand elle eut repris ses sens, un tel flot de rage l’envahit subitement qu’elle en perdit la tête; et, ne sachant plus ce qu’elle faisait, elle saisit un poignard damasquiné, curiosité de l’Orient, qui traînait sur un meuble, et se précipita, comme une furie, dans la chambre de Pauvrette qu’éclairait faiblement la pâle lueur d’une veilleuse.

    L’aimable enfant dormait d’un profond sommeil, ses petites mains jointes par-dessus la couverture, comme si elle se fût endormie dans une prière. La douceur angélique de ses traits aurait désarmé un tigre; mais, dans l’ivresse de sa colère, Barbara ne prit pas même le temps de la regarder. Elle se jeta sur elle et lui enfonça le poignard dans le sein jusqu’à la garde.

    Elle avait à peine retiré son arme que, frappée elle-même mystérieusement, elle tomba sans vie sur le parquet.

    La fée parut au même instant, qui, laissant tomber un regard de dédaigneuse pitié sur la meurtrière :

    — Avais-tu donc oublié, dit-elle, qu’aucun mal ne pouvait arriver à ta sœur sans rejaillir sur toi?

    Cependant Pauvrette s’était réveillée, au bruit de la chute seulement, car elle n’avait pas senti sa blessure; qui s’était refermée d’elle-même aussitôt, non sans laisser échapper toutefois quelques gouttes de sang dont sa chemise était empourprée. Elle vit le sang, et sa marraine debout au pied de son lit.

    — Mon Dieu ! marraine, que s’est-il donc passé ?

    — Regarde, chère fille. J’avais puni ta sœur de sa dureté à ton égard en lui infligeant les tourments de la haine, et voilà qu’elle a trouvé la mort en cherchant à te tuer. Vois, elle tient encore le poignard à la main.

    Pauvrette se jeta sur le corps de sa sœur en sanglotant.

    — Ah! marraine, qu’avez-vous fait là ! Il n’y aura plus de bonheur pour moi sur la terre s’il faut que ma sœur ait péri à cause de moi. Au nom du ciel! rendez-moi sa vie, sans laquelle je ne saurais vivre moi-même.

    Et serrant dans ses bras ce corps inanimé, qu’elle inondait de ses larmes, elle cherchait à le réchauffer sous ses baisers.

    La fée fut vaincue par un oubli de soi-même si parfait. Elle toucha du doigt Barbara, qui rouvrit les yeux.

    — Pauvre chère amie, murmura Pauvrette à son oreille, comment ai-je pu te rendre assez malheureuse pour que tu aies voulu me tuer.

    Était-ce le doigt de la fée ? Était-ce l’excès de cette bonté sublime ? Étaient-ce tous les deux à la fois ? Barbara fondit en larmes, et jetant ses bras encore sans force autour du cou de sa sœur, elle lui dit d’une voix tremblante :

    — Pardonne-moi !

    Ce fut la fin des malheurs de Pauvrette, si l’on peut donner ce nom à des maux qui l’avaient à peine effleurée, protégée qu’elle était par son amour, comme par un impénétrable bouclier. Le prince arriva le lendemain, et n’eut pas de peine à se faire agréer quand Barbara elle-même se fut prononcée pour leur mariage. Son amour-propre avait plus souffert que son coeur de la déception qu’elle avait eue, et elle ne tarda pas à se consoler en écoutant les propositions qui lui furent faites au nom d’un jeune seigneur qu’elle avait toujours vu d’assez bon œil.

    Que vous dirai-je de plus? Les deux sœurs se marièrent le même jour, et se chérirent d’une tendresse réciproque jusqu’à la fin. Barbara, devenue vieille grand-maman, n’avait pas encore oublié ses tourments d’autrefois, et la scène terrible qui les avait terminés.

    — Ah ! disait-elle un jour à sa sœur, qui lui amenait deux blondines, ses petites filles, puissent ces enfants ne jamais connaître- la haine entre sœurs ! Puissent-elles bien se convaincre plus tard qu’on ne peut pas être heureux à côté des malheureux, et que c’est presque de l’égoïsme d’être bon pour les autres !

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