• Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    Les deux amies - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    LES DEUX AMIES 

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

     Il était une fois deux petites filles, une brune et une blonde, qui avaient été élevées ensemble et qui s’aimaient beaucoup, mais pas de la même manière. La première était tout feu et flamme, pleine de fougue dans son affection, et, quand elle embrassait son amie, elle l’étouffait presque. Impérieuse du reste, et ne souffrant aucune contradiction, à la moindre résistance elle entrait en fureur : c’était alors un torrent qui emportait tout. L’autre, qui était douce comme un agneau, la laissait faire dans ses caresses et dans ses fureurs, et ne se lassait jamais de lui céder, car elle l’aimait tant qu’elle ne pouvait pas vivre sans elle.

    Un jour pourtant que son impétueuse amie s’était mise en colère contre une petite fille du voisinage qui ne s’était pas dérangée assez vite pour la laisser passer, et qu’elle menaçait de la battre, la blondine prit la défense de l’opprimée, qui était faible et timide, et qui avait déjà commencé à pleurer. Sur-le-champ elle reçut l’ordre de ne plus jamais parler à cette petite malheureuse, et, comme cela lui paraissait une chose injuste et méchante, elle déclara qu’elle n’obéirait pas.

    Il n’en fallut pas plus pour amener une rupture. Après une scène terrible, où il y eut des cris d’une part et des pleurs de l’autre, l’irascible brunette jura solennellement que c’était fini, et que de sa vie elle ne verrait plus la rebelle. Puis elle courut indignée auprès de sa mère, à laquelle elle se plaignit amèrement de son ingrate amie, et voulut à toute force qu’on la menât le soir au spectacle pour lui faire passer son chagrin. Partout où elle allait, c’étaient sans cesse de nouvelles plaintes, et des explosions de désolation si grandes, qu’on ne savait quels amusements inventer pour la distraire, de sorte qu’à l’occasion de toute cette douleur elle courut de fête en fête pendant zen longtemps.

     

    Les deux amies - Jean Macé (Contes du Petit Château)


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    La pauvre abandonnée était rentrée chez elle sans rien dire, et se tenait tranquillement à ses occupations ordinaires, ne laissant rien paraître de son chagrin, souriant quand il le fallait et ne parlant jamais de l’amie perdue. Mais elle devenait plus pâle chaque jour ; elle n’avait plus d’appétit; ses forces s’en allaient; et à la fin il fallut appeler le médecin qui lui trouva une belle maladie et la fit mettre au lit. Là, tout entière à sa douleur, elle se consuma bien plus vite encore. Bientôt sa faiblesse devint si grande qu’on désespéra de ses jours, et, comme elle n’avait presque plus la force de parler, elle prononça enfin le nom de son amie, demandant qu’on allât la chercher. Ses parents y coururent tout en larmes, et trouvèrent la petite brune au milieu d’un bal d’enfants qu’on avait organisé tout exprès pour la consoler.

    Elle ne voulait pas d’abord y aller.

    — Je suis trop sensible, disait-elle. Malgré tout le mal qu’elle m’a fait, je l’ai tant aimée que je ne pourrai pas supporter de la voir malade dans son lit. Dites-lui que je lui pardonne, et que j’irai quand elle sera guérie.

    Mais comme on insistait, elle n’osa pas refuser, et partit dans son costume de bal.

    A la vue de cette pauvre petite figure tirée et amaigrie, blanche comme la cire, et presque transparente, son cœur se brisa d’un coup et elle fondit en larmes. Se jetant sur le lit, elle serra convulsivement la malade dans ses bras. Elle lui faisait mal ; mais la petite mourante ne semblait pas s’en apercevoir. Son visage s’était illuminé, et des teintes roses venaient de reparaître à ses joues.

    — Mais, mon Dieu ! chérie, qu’as-tu donc ? criait la brune en sanglotant.

    — Je crois, répondit fout doucement la blonde, je crois que j’ai eu un peu de chagrin à cause de toi. Mais te voilà ! Je suis trop contente !

    Et ranimée par la voix de son amie, à elle se mit revivre.


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    LA FILLE A MARTIN

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Il y avait une fois un homme qui avait été bien riche, et qui s’était réveillé pauvre un beau matin. Après avoir fait longtemps figure dans le monde, et avoir touché dans la main aux plus grands personnages, il s’était vu forcé, sur ses vieux jours, de se retirer dans un méchant petit village avec sa fille, une grande et belle demoiselle, habituée dès son enfance à ne rien faire de ses dix doigts, et qui se trouvait bien malheureuse dans sa nouvelle habitation.

    C’était une misérable cabane, aux murs enfumés, avec des fenêtres basses, garnies de vieux carreaux tout éraillés, et une immense cheminée dont la plaque disparaissait sous la suie. Le plafond, encombré de toiles d’araignée, était crépi grossièrement d’une couche épaisse de mortier qui s’écaillait de tous les côtés, et portait dans toute sa longueur sur de grosses poutres noircies et fendillées par le temps. Pour tout plancher, il n’y avait qu’un lit de terre battue, parsemé de pierres qui faisaient bosse çà et là. Sur le devant était une route de campagne, défoncée par les lourdes roues des charrettes, et couverte d’une vilaine boue, jaune et gluante, au milieu de laquelle on rencontrait des flaques d’eau à chaque pas. Derrière la maison, et sur ses côtés, s’étendait un terrain inculte, où quelques fleurs sauvages disparaissaient sous les chardons, et qu’un mur en ruines ne séparait qu’à demi des champs de pommes de terre...

    Jugez si c’était là une demeure faite pour plaire à des gens qui avaient toujours vécu dans de beaux appartements, où de nombreux valets s’empressaient à leurs ordres. Pour tout domestique, ils n’avaient pu trouver qu’une pauvre vieille, à moitié sourde, et ne voyant plus clair que d’un œil, qui faisait tant bien que mal leur petite cuisine, et rangeait à la diable la vaisselle de terre, le vieux linge et les meubles délabrés qui garnissaient la cabane. On la nommait la mère Antoine. Comme presque tous les gens de campagne elle avait sa maison et son petit champ, et elle s’était figuré leur faire une grande grâce en consentant à prendre en main leur ménage, dont personne ne voulait se charger.

    La chère demoiselle se trouvait donc, comme je viens de vous le dire, bien malheureuse là-dedans. Elle aurait donné bien des choses pour avoir encore son piano, et quelquefois elle semblait le chercher de l’œil ; mais il ne fallait plus y penser. Elle avait emporté avec elle une tapisserie, commencée dans des jours meilleurs, avec laquelle elle allait s’asseoir auprès de son père durant les longues heures du jour, et là, elle s’efforçait de dérider de temps en temps la morne figure du vieillard, en lui débitant tout ce qu’elle pouvait imaginer de gai, et elle y avait bien de la peine, car ses pensées n’étaient pas à la gaieté. Mais ses efforts, si pénibles, étaient bien rarement couronnés de succès. Il vient un âge où l’on ne peut plus changer ses habitudes, et si la jeune fille, pleine de vie et de santé, se désolait de son changement de position, je vous laisse à penser quelle devait être la désolation de ce pauvre vieux homme, tout perclus d’infirmités, et dont l’estomac débile se révoltait contre les préparations peu savantes de leur nouvelle cuisinière.

    Aussi sa vie n’était qu’une plainte continuelle. Le pain était mal cuit et plein de son, la viande sèche et brûlée. La soupe avait un goût d’eau de vaisselle. Les fenêtres laissaient entrer le vent, et ne laissaient pas entrer le jour. La cheminée fumait, et ne chauffait pas. Tout était sale, tout traînait dans la maison. Jamais on n’avait vu femme plus malpropre et plus négligente que la mère Antoine.

    À cela la bonne vieille, qui avait toujours été maitresse chez elle, répondait, sans se gêner, tout ce qui lui passait par la tête, et l’on n’avait pas facilement le dessus avec elle. La demoiselle essayait parfois d’intervenir, soit pour calmer son père, soit pour mettre fin aux insolences de la vieille ; mais elle n’y réussissait guère. Tout ce qu’elle y gagnait le plus souvent, c’était quelque rebuffade de son père, ou quelque bon coup de langue de l’autre, qui la remettait à sa place le plus cavalièrement du monde.

    Un matin, le vieillard se réveilla de plus mauvaise humeur encore que de coutume. Son lit s’était défait pendant la nuit, et il avait mal dormi. Il se sentait la tête lourde et les yeux brûlants, et maugréait en lui-même contre sa maudite femme de ménage. Mère Antoine, s’écria-t-il dès qu’elle entra, combien de fois ne vous ai-je pas recommandé de mieux border les draps, et de replier la couverture au pied du lit ? Vous ne tenez aucun compte de ce que je vous dis, et, grâce à vous, je viens de passer une nuit affreuse.

    — Mon cher père, dit la fille qui voyait venir un orage, ne vous serez-vous pas trop agité cette nuit ? Le lit paraissait bien fait hier au soir.

    — Non, mademoiselle, reprit-il d’une voix rude, non, mademoiselle, je ne me suis pas trop agité. Si vous aviez un peu plus de considération pour votre père, vous ne soutiendriez pas cette femme contre lui. C’est à moi, il me semble, à décider si mon lit est bien ou mal fait.

    — Ah ça ! mon cher monsieur, lui dit la vieille en se plantant droit devant lui, est-ce que vous vous figurez, par hasard, que je vous ai attendu pour apprendre à faire un lit ? Je vous dis, moi, que ma manière est bonne et ce n’est pas à mon âge que j’irai la changer. Feu mon pauvre défunt, qui vous valait bien, s’en est contenté pendant trente-cinq ans, vous ferez comme lui, s’il vous plaît.

    C’était un peu dur, vous en conviendriez, de s’entendre dire de ces choses-là après avoir eu des domestiques qui ne parlaient qu’à la troisième personne Monsieur m’a appelé ?... Que désire Monsieur ?... Si Monsieur veut bien le permettre ! Pendant que le pauvre vieillard, rouge de colère et d’indignation, cherchait une réponse sans la trouver, sa fille, outrée d’un pareil manque de respect, se leva brusquement, et, prenant la mère Antoine par le bras, elle lui fit faire volte-face vers le petit réduit qui servait de cuisine.

    — En voilà assez, dit-elle; allez faire votre déjeuner.

    Ses yeux étincelants de courroux et son geste impérieux en imposèrent à la vieille, qui n’essaya pas de résister ; mais elle ne se tenait pas pour battue. Elle s’achemina en grommelant du côté de son fourneau, et, pendant qu’elle allumait le feu, elle mâchonna entre ses dents, assez haut toutefois pour qu’on l’entendît :

    — S’ils ne sont pas contents, qu’elle le fasse elle-même ! En voilà encore une pour faire la fière, que la fille à Martin!

    Il faut vous dire qu’il n’y avait pas de passe-ports dans ce temps-là, ni de maire devant lequel il fallût décliner ses noms, prénoms et qualités en arrivant dans un endroit. Tout humilié de tomber si bas, et plein de dédain pour l’entourage plus que modeste auquel il était désormais condamné, le père n’avait dit son nom à personne, et sa fille avait fait comme lui, si bien que les gens du village s’étaient grandement fâchés contre eux. Dans les grandes villes un voisin de plus, on n’y fait pas attention, mais à la campagne, c’est une autre affaire. Là, les sujets de conversation sont rares, et quand il en survient un bon, on ne le laisse pas volontiers tomber dans l’eau. Un monsieur qui arrivait comme cela à l’improviste de la capitale, avec une demoiselle qui conservait encore de grands airs sous sa robe de laine râpée, il y avait là, bien sûr, toute une histoire ; et ne pas même dire son nom, c’était aussi par trop indignement voler la curiosité des gens. Au dépit de la curiosité trompée se joignait une amère rancune du mépris que témoignait ce silence obstiné. Le paysan n’aime pas qu’on ait l’air de faire fi de lui quand on vient vivre à ses côtés, et c’est, ma foi, un sentiment bien naturel : tout le monde en est là. Le bel esprit de l’endroit finit par trouver une vengeance au gros sel qui les remit tous en belle humeur.

    Il y avait dans le village un âne qui portait à la ville le beurre et les paniers d’œufs, et qui, selon l’usage des ânes de la foire, s’appelait Martin. Il fut décidé, sur la proposition de notre homme, qu’on donnerait son nom au mystérieux citadin, pour le punir ; et, comme il fallait bien nommer aussi la demoiselle, on en avait fait la fille à Martin. Cela était assurément peu généreux, car il n’y a que les gens sans éducation qui puissent insulter les malheureux ; mais c’est qu’aussi ceux-là n’avaient pas reçu d’éducation, et ils ne se piquaient pas de savoir-vivre.

    Le mal eût été petit si cette grossière plaisanterie n’avait pas franchi le cercle de ceux qui l’avaient imaginée. Malheureusement l’écho en était arrivé aux oreilles de la jeune demoiselle qui en souffrait cruellement, moins pour elle que pour son père, si indignement outragé. Figurez-vous quelles durent être sa honte et sa douleur en s’entendant donner ce sobriquet odieux dans sa propre maison, à deux pas de son père, qui, heureusement, n’avait rien entendu, car il aurait demandé des explications, et, de l’humeur dont était la mère Antoine, elle ne se serait pas fait prier longtemps pour tout lui dire.

    Le déjeuner se ressentit naturellement de la scène qui l’avait précédé. Il fut détestable, et le vieillard s’étant levé de table, le front tout soucieux, la jeune fille vint s’asseoir timidement à côté de lui, sa fidèle tapisserie à la main. Hélas ! elle venait de s’apercevoir que la laine allait lui manquer, et l’argent manquait aussi pour en acheter d’autre. Cela coûte cher, la laine à tapisserie ! Ce n’est pas un travail, c’est une ruine, quand on n’est pas riche. En vain essaya-t-elle d’entamer la conversation. Ses avances furent reçues avec froideur, et bientôt une phrase, plus sèche que les autres, lui signifia clairement qu’elles étaient importunes.

    Elle se leva, le cœur gonflé de chagrin, et sortit sans rien dire. Un petit sentier à peu près sec, pratiqué dans la boue par les piétons, serpentait le long de la route. Elle s’y engagea machinalement, et se prit à réfléchir à sa triste destinée. Sans doute les privations de cette vie misérable ne lui étaient pas indifférentes, et ce changement si brusque d’habitudes l’avait fait plus d’une fois soupirer ; mais ce n’était pas à cela que ses pensées s’arrêtaient. Elle voyait avec terreur son père s’éloigner d’elle chaque jour davantage, un père si tendre pour elle et si bon autrefois ! Elle se rappelait, quand elle était petite, comme il la dévorait de caresses ; comme il aimait à la tenir sur ses genoux, à passer sa main dans ses petites boucles à jouer, à jaser avec elle ; et, comme ses yeux se remplissaient de larmes au moindre bobo, au moindre chagrin qu’elle avait. Et plus tard, quand sa pauvre mère les avait quittés, et qu’ils étaient restés seuls ensemble, de combien d’amour l’avait-il entourée ! Pour sa fille, son idole, plaisirs, affaires, il quittait tout sans jamais hésiter. Un sourire, un regard obtenaient tout de lui ; et, s’ils étaient pauvres à cette heure, son empressement à satisfaire tous les caprices de ce cher despote, à les prévenir quelquefois, y étaient bien aussi pour quelque chose. Maintenant il la regardait d’un œil sec, quand elle avait l’âme pleine d’angoisses, et, malheureux comme il était, il ne voulait même plus de ses consolations. C’était là surtout ce qui lui fendait le cœur, car la brave fille aimait son père. Elle se sentait prête pour lui à tous les sacrifices, et la pensée de son impuissance à lui rendre la vie plus douce était pour elle un poids qui l’étouffait.

    Tout en repassant ces choses dans sa tête, elle était arrivée devant la fontaine. Elle s’assit sur une des marches par où l’on montait pour puiser l’eau et cachant sa figure dans ses mains, elle éclata tout à coup en sanglots. Elle sanglota, sanglota longtemps, sans être dérangée, car tout le monde était aux champs à cette heure-là. Soulagée enfin par le torrent de larmes qui avait coulé de ses yeux, elle essuyait ses joues humides et allait se lever, quand une femme, qu’elle n’avait pas vue venir, mit le pied sur la marche où elle était assise.

    C’était une dame de grand air, belle comme une reine et richement habillée, la maîtresse du château qu’on apercevait à quelques centaines de pas en avant du village. Elle avait à ses ordres une armée de domestiques ; mais c’était pour elle un besoin de travailler et d’exercer ses forces, et elle venait elle-même chercher de l’eau à la fontaine dans un baquet mignon, cerclé en argent, qu’elle portait fièrement sur l’épaule. Ajoutons qu’elle le portait avec une grâce et une tournure dont n’approchent point les plus élégantes de celles qui balayent aujourd’hui avec leurs robes les allées du bois de Boulogne. Il fallait la voir, les jours de moisson, s’en aller aux champs avec ses femmes, sa faucille d’or à la main. Les paysans les plus sauvages s’écartaient respectueusement sur son passage ; et jamais lady anglaise, présentée à la cour, n’excita un murmure d’admiration pareil à celui qui accueillait notre belle châtelaine, quand elle revenait, le soir, montée sur le grand chariot de gerbes, l’œil brillant, les joues roses, et tenant dans ses bras quelque gros enfant joufflu qui l’avait couronnée de bleuets. Tout lui réussissait à un point qu’on ne saurait dire. Là où les autres gagnaient des cents francs, elle en gagnait des mille ; et là ou ils en dépensaient des mille, elle en dépensait des cents. Personne n’y pouvait rien comprendre ; mais la vérité, c’est qu’elle était fée. Seulement elle n’en parlait pas pour ne pas faire de bruit dans le pays.

    Quand elle vit cette pauvre demoiselle, à peine remise de ses sanglots, qui essuyait ses dernières larmes avec un mouchoir tout trempé, elle en eut grande pitié, et déposant le baquet sur la margelle de la fontaine :

    — Qu’avez-vous, ma chère enfant, lui dit-elle, que vous pleurez ainsi ?

    — Hélas ! madame, je pleure l’amour de mon père qui s’en va chaque jour plus loin de moi.

    — N’êtes-vous pas la fille de cet homme qui est venu dernièrement s’établir ici ?

    Oui, madame, répondit l’autre en rougissant, car elle pensait à Martin, et se doutait bien que l’histoire en était connue partout.

    — Votre père se trouve donc bien malheureux ?

    — Oh ! oui, bien malheureux ! et c’est encore là ce qui me désole, car Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour lui.

    La belle porteuse de baquet sourit tranquillement.

    — Il n’est pas besoin de tant que cela, dit-elle. Promettez-moi seulement de bien vous servir du don que je vais vous faire :

    TOUT CE QUE VOU-S TOUCHEREZ DE VOS MAINS RÉJOUIRA LE COEUR DE VOTRE PÈRE.

    Allez, et ne pleurez plus. Vous étiez sa fille : vous serez sa mère. Il vous aimera d’un amour que vous ne connaissez pas.

    Disant cela, elle emplit d’eau son baquet mignon, et l’emporta d’un pas rapide et léger, répandant autour d’elle comme un souffle de force et de courage, à rendre vaillants les cœurs les plus mous.

    La demoiselle se sentait comme transformée par les bonnes paroles de la fée. Sans plus attendre, elle reprit le chemin de la maison, et, cette fois, ce fut avec un sentiment inexprimable qu’elle aperçut de loin l’humble toit dont l’aspect l’avait tant de fois fait frissonner. Un devoir sacré l’y attendait, et elle avait hâte de mettre à profit le pouvoir magique que ses mains venaient de recevoir.

    Comme elle approchait, l’enfant du voisin, un robuste et frais marmot qui barbotait avec ses petits pieds nus dans la houe, lui tira méchamment la langue en criant :

    — Oh ! la fille à Martin !

    Il jeta même de son côté une pierre qui l’éclaboussa en tombant ; et le père, grand gaillard bien découplé, qui fumait une petite pipe, appuyé contre sa porte, regardait cela en riant de ce grand rire silencieux, si insupportable aux gens de la ville. Mais la fille à Martin avait le coeur trop rempli d’allégresse pour se fâcher. Elle jeta avec bonté sur l’enfant un regard de doux reproche qui le rendit tout honteux, et il courut se cacher dans les jambes de son père. Celui-ci eut honte à son tour. Il ôta sa pipe de sa bouche, et dit en s’inclinant gauchement

       Ne faites pas attention, mademoiselle. Il n’est pas méchant.

     

    II

    Cependant le vieillard était rentré en lui-même après le départ de sa fille, et il s’était repenti d’avoir été si injuste avec elle. Lui aussi s’était rappelé le passé. N’avait-il rien à se reprocher avec cette pauvre enfant qu’il avait élevée dans le luxe et l’oisiveté, qu’il avait habituée à tant de soins et de caresses, et qui venait de tomber dans une existence si triste, sans même y rencontrer dans son père un consolateur et un soutien. L’amour d’autrefois, qui s’était engourdi dans son cœur, glacé par l’infortune, se réveilla subitement et réchauffa tout son être. Il ramassa la tapisserie qu’elle avait laissée tomber en se levant, et il la regardait d’un œil distrait, l’esprit perdu dans les souvenirs du temps passé, quand la demoiselle entra. Sans se dire un mot, et d’un même mouvement, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et se tinrent longtemps embrassés. Ils ne pensaient plus, en ce moment, à la mère Antoine, ni au mauvais lit, ni aux misères de la pauvre cabane qui leur semblait s’être illuminée.

    La jeune fille se dégagea la première de ce bienheureux embrassement, et lançant à son père un de ces sourires malicieux qu’elle avait pour lui jadis, quand elle lui préparait une surprise :

    — Voilà une fenêtre bien sombre, dit-elle ; voyons si je saurai la nettoyer.

    — Y penses-tu, chère enfant ? s’écria-t-il ; laisse cela à la mère Antoine.

    Et il voulait lui ôter des mains le torchon qu’elle avait déjà trempé dans une petite écuelle ; mais elle n’eut garde de le lâcher, pressée qu’elle était de voir ses mains à l’œuvre.

    — La mère Antoine n’est pas aussi habile que moi, cher père. Tu vas en juger.

    Tout en parlant, elle avait sauté légèrement sur une chaise et déjà le torchon était en danse. Elle le passait ferme et vite sur les carreaux, mouillait et frottait, et jouissait avec ravissement de la transformation merveilleuse qui s’opérait sous ses doigts agiles. Ce fut seulement quand elle eut fini, et que, sautant à bas de sa chaise, elle se recula pour contempler son œuvre, ce fut seulement alors que son père put se rendre compte de ce qu’elle venait de faire.

    Les carreaux étincelaient comme des diamants dans leurs châssis repeints à neuf, et garnis de bonnes espagnolettes en bronze poli, qui défiaient toutes les furies du vent. Des rideaux en damas bleu s’étaient accrochés d’eux-mêmes et retombaient en plis gracieux de chaque côté. Un beau rayon de soleil, envoyé par la fée, vint jouer tout à coup dans ces magnificences pour les rendre plus séduisantes. Le coup d’œil était si joli qu’il arracha au vieillard un cri de surprise et d’admiration, et sa fille se sentait plus fière qu’une reine, en voyant la joie qui se peignait sur tous ses traits.

     

    Le premier essai avait été trop heureux pour en rester là. Elle travailla jusqu’au soir avec une ardeur qui allait toujours croissant, car selon la promesse de la fée, partout où ses mains passaient, elles laissaient derrière elles des merveilles. Elle commença par balayer le plancher, et toutes les pierres que touchait son balai s’étalaient en dalles carrées de différentes couleurs, qui finirent par se réunir toutes, en dessinant de charmantes arabesques. Puis ce fut le tour du plafond. Caressées par le balai, les poutres prirent des tons de chêne vernissé, et se relevèrent de filets d’or qui égayaient la vue. Le crépissage informe se changea en stuc brillant, et les toiles d’araignées devinrent d’adorables peintures, où de gros amours roses conduisaient avec de longs rubans, des chèvres mutines et des moutons frisés. Un magnifique papier blanc à gaufrures satinées, avec une bordure bleu et argent, parut bientôt sur le mur ; puis la cheminée se métamorphosa ; puis les meubles, à mesure que les mains magiques se posaient sur eux.

    Épuisée enfin de fatigue et de joie, la demoiselle se laissa tomber sur une charmante causeuse de velours, qui n’avait été jusque-là qu’une vieille chaise de paille, boiteuse et défoncée, et se battit des mains à elle-même, en s’accompagnant d’un petit rire, frais et clair comme le chant d’un oiseau. Son père qui la suivait du regard, en silence, depuis le commencement, son père vint s’appuyer alors sur le dos de son siège. Il lui prit la tête entre ses mains qui tremblaient, et, se penchant sur elle, il l’embrassa au front. Une larme, qu’elle sentit tomber chaude sur sa joue, l’aurait récompensée de tout ce travail, si le travail n’avait été lui-même tant prodigue de récompenses.

    En ce moment, la mère Antoine entra pour préparer le dîner. Dans son premier étonnement, elle leva les bras en l’air, ouvrit de grands yeux et une grande bouche, mais ne put articuler une parole.

    — Eh ! Seigneur mon Dieu ! s’écria-t-elle enfin, d’où vous vient tout cela, ma chère et bonne demoiselle ?

    Il n’était plus question de la fille à Martin, comme vous pouvez croire.

    Je l’ai trouvé en faisant votre ouvrage, mère Antoine, et je veux continuer. Laissez-moi faire le dîner : vous reviendrez pour laver la vaisselle.

    Et la voilà qui se met à fureter dans les armoires, cherchant le beurre d’un côté, la viande de l’autre, goûtant aux petits pots pour distinguer le sel du sucre en poudre, car elle ne connaissait la place de rien. Elle en eut pour un bon quart d’heure d’apprentissage, et ce ne fut pas non plus une petite affaire que d’allumer le charbon. Mais elle n’eut pas à regretter ses peines, quand après avoir bien tâtonné, et s’être plus d’une fois brûlé le bout des doigts, elle put enfin dresser triomphalement son couvert sur l’ancienne petite table de bois blanc, à pieds branlants dont l’acajou se marbrait maintenant de veines chatoyantes. Linge damassé, verres de cristal taillé, fine porcelaine et couverts en argent ciselé, le vieillard ne reconnaissait plus rien de son vieux service, et vous devinez bien pourquoi. Ses yeux s’arrêtaient surtout avec complaisance sur les tranches d’un joli pain, blanc comme la neige, à la croûte ferme et dorée, qui tenait la place de cette grosse miche indigeste, sa terreur habituelle. Je ne sais plus trop ce qui parut sur la table, si ce fut un filet de chevreuil, ou bien une poularde truffée; mais quelque fut le plat, il parut un morceau de roi aux deux convives, qui déclarèrent d’un commun accord n’avoir jamais mangé rien de pareil.

     Ils étaient encore à le vanter entre eux, quand reparut la mère Antoine. Elle commença par desservir la table, d’un air très respectueux, ma foi et sans se mêler à la conversation, comme elle en avait la déplorable habitude, elle se mit en devoir de laver les assiettes.

    Soudain la jeune fille courut à elle, en poussant un cri d’horreur. La malheureuse vieille était en train de défaire tout son ouvrage. Dans ses mains, qui n’avaient pas été douées par la fée, la belle porcelaine redevenait vieille faïence ; les cuillers et les fourchettes n’étaient plus qu’en fer battu; ce qui restait du joli pain s’était changé en un morceau de miche massive, le plat si vanté en un affreux ragoût, qui nageait dans une sauce roussâtre. Il fallut lui ôter tout des mains.

    — Merci de votre peine, mère Antoine. Demain matin, je vous donnerai les commissions pour le village : je me charge du reste.

     


    Elle poussa bien un petit soupir en plongeant ses belles mains blanches dans l’eau de vaisselle, qui menaçait de les rougir à la longue. Mais il n’y avait pas à reculer, et tout ce bien-être dont elle venait de faire la conquête pour son père valait bien la peine d’un sacrifice.

    Après avoir réparé le mal en touchant de nouveau toutes les pièces de son beau service, pour le remettre en ordre, elle dit à son père :

    — Maintenant je veux refaire ton lit, pour être sûre que tu dormiras bien. Une demi-heure après, l’heureux vieillard prenait possession d’un lit bien rebondi, garni de moelleuses couvertures, de larges oreillers, et de linge qui sentait bon. Il ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain matin.

    Comme il ouvrait les yeux, il aperçut sa fille occupée à brosser ses vieux habits, et il ne fut pas peu surpris de les trouver tout neufs en s’habillant.

    Je n’ai pas besoin de vous décrire tout le bonheur qui régnait dans cette maison. La fille allait et venait en chantant, fière de son pouvoir, et tout entière au soin de ses trésors. Le père se sentait revivre, et contemplait sa vaillante enfant d’un air de respectueuse reconnaissance qui vous eût fait venir les larmes aux yeux. Dans la matinée, la fée parut à la porte, et fit un signe à sa protégée qui courut la rejoindre. Elles allèrent ensemble derrière la maison, et là, montrant le terrain inculte :

    — A présent, dit la fée, il est temps de s’occuper du dehors. La campagne ne demande pas mieux que d’être belle ; mais il faut l’aider.

    — Eh ! que puis-je faire ? répondit la demoiselle je n’ai jamais touché à la terre.

    — Il faut y toucher, mon enfant. C’est le seul moyen de faire connaissance avec elle.

    Elle lui donna une petite bêche qu’elle tenait à la main, et un sac rempli de paquets de graines sur lequel elle souffla trois fois ; puis elle disparut.

    Ce fut encore une journée bien laborieuse; mais au moment où le soleil allait se coucher, tout était fini ; et, d’une voix joyeuse, la bonne fille appela son père, qui recula de surprise en apercevant un jardin miraculeux, tel que les jardiniers ne savent pas en faire. Tout avait poussé par enchantement. Les arbres étaient déjà grands et tout couverts de feuilles et de fruits : les oiseaux mêmes y avaient leurs nids. Le mur, partout relevé, disparaissait sous les espaliers chargés de pommes, de poires, de pêches et d’abricots; des pieds vigoureux de chasselas rouge tapissaient la maison d’une fraîche verdure, et laissaient pendre de tous les côtés leurs grappes vermeilles qui semblaient inviter la main à les cueillir.

    On se promena dans les allées que bordaient de grosses touffes de fraisiers ananas, et, chemin faisant, la belle jardinière nommait à son père toutes les fleurs dont elle cueillait les plus belles pour lui faire un gros bouquet. Elle le conduisit enfin vers un banc de gazon, ombragé par un épais buisson de noisetiers; et là, ils assistèrent en silence au coucher du soleil, qui descendait derrière les montagnes, au milieu d’un ciel enflammé. Une fauvette entonna sa chanson au-dessus de leurs têtes ; et, dans le lointain, on entendait la corne du pâtre qui rappelait le bétail dispersé dans la prairie.

    — Merci, ma chère amie, fit le vieillard en serrant les mains, déjà un peu hâlées, de sa fille.

    Il ne put en dire davantage; mais leurs regards se rencontrèrent, et ils se sourirent comme on doit se sourire au paradis.

    Le lendemain, nouveau travail, nouveau triomphe, assez chèrement acheté, il est vrai. La fée était encore venue, et présentant à la bonne travailleuse une petite paire de sabots et une racloire légère, dans le genre de celles qu’emploient les gens qui ratissera la boue sur les routes, elle lui avait montré du doigt l’horrible chemin qui bordait la maison. Puis elle avait disparu, comme la veille.

    Pour le coup, il y eut quelque chose en elle qui se révolta. Elle vit en pensée ses amies de salon et les fiers cavaliers qui papillonnaient jadis autour d’elle, défiler dédaigneusement devant la balayeuse de route et il lui semblait que cela serait mis le lendemain dans la gazette. Et il n’était pas besoin du jugement des autres pour l’effrayer : cette vilaine mare de boue lui inspirait bien déjà assez de répugnance. Si la fée était restée, nul doute qu’on eût trouvé mille bonnes raisons pour lui rendre son malencontreux présent. Mais que faire ? Elle était bien loin, et pouvait-on se risquer, après tant de bienfaits, à la mécontenter en lui désobéissant ? La demoiselle finit par en prendre son parti. Elle chaussa les sabots, sans trop faire la grimace ; puis fermant soigneusement la porte, pour que son pauvre père ne la vît pas, elle attaqua bravement la boue avec sa racloire, et commença à la ramener vers le fossé.

     

    Aussitôt, comme à un coup de cloche, on vit sortir hommes et femmes de toutes les maisons, qui avec sa pelle, qui avec son balai, et chacun se mit à travailler à tour de bras dans le chemin. Au bout d’une heure, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait plus une tache de boue, et le chemin desséché, sablé, uni comme une allée de jardin, était devenu la plus agréable promenade, la plus douce au pied qu’on pût désirer.

    Un appel joyeux fit paraître le père sur le seuil de sa porte. Sans lui donner le temps de s’extasier et d’interroger, sa fille le prit par le bras et l’entraîna sur la belle route neuve. C’était la première fois qu’il sortait depuis son installation dans la cabane. Il ne s’était pas encore senti le courage de s’aventurer dans toute cette boue, et il faisait là un véritable voyage de découverte. Le temps était magnifique. La petite rivière qui arrosait la prairie brillait au soleil comme un ruban d’argent; les oiseaux chantaient dans les arbres, et la bonne odeur des foins coupés montait d’en bas, par bouffées, jusqu’à nos promeneurs.

    — Nous pouvons encore être heureux ici, dit le père ; et il ajouta d’une voix émue :

    — Grâce à toi, chère enfant !

    Après avoir été bien loin, ils s’en retournaient à pas lents, savourant à l’aise les délices de leur promenade, quand l’enfant du voisin, qui les regardait venir, accourut au-devant d’eux en gambadant.

    — Oh ! le sale enfant, fit le vieillard. Il est à ne pas prendre avec des pincettes.

    Elle attira doucement le petit à elle, lui passa son mouchoir sur la figure et ses mains dans les cheveux, et le présentant à son père :

     — Tu ne l’as pas bien regardé, dit-elle. Vois comme il est joli !

    De fait, elle l’avait nettoyé en un clin d’oeil comme il ne l’avait jamais été, et il ne se pouvait rien voir de plus joli que le petit fripon, avec ses belles joues roses, ses grands yeux bleus à la fois timides et sauvages, ses cheveux blonds plus fins et plus brillants que la soie, et sa bouche mignonne qui souriait gentiment à la belle demoiselle. Entre les vieilles gens et les petits enfants, le bon Dieu a rendu l’amitié facile, parce qu’il voulait qu’ils se tinssent compagnie. Attiré involontairement par tant de gentillesse, le vieillard se pencha en tendant les bras et l’enfant, subitement apprivoisé, s’y jeta en riant. L’amitié était faite et ils emmenèrent leur petit compagnon jusqu’à sa porte, où son père le reprit avec ce gros sourire agaçant dont j’ai déjà parlé.

    — Comment un animal pareil peut-il avoir un si bel enfant? murmurait l’ancien grand seigneur, en s’asseyant sur le banc de gazon dans son jardin.

    — Laissez-moi vous le présenter, mon cher père, reprit sa fille.

    Et marchant droit au paysan, qui la regardait d’un air étonné, elle le prit par la main, et lui dit gracieusement :

    — Ne voudriez vous pas, monsieur, conduire votre enfant à mon père ?

    Quelle fut la surprise du fier vieillard quand l’animal de tout à l’heure se trouva transformé en un homme digne et poli, dont les manières avaient certes plus de noblesse dans leur simplicité que celles de beaucoup de gros richards qu’il avait vus se pavaner dans les salons ! Le regard s’était allumé; le rire niais avait fait place à une expression intelligente et sérieuse ; l’homme s’était redressé dans sa grande taille, et il entendait faire honneur à une attention qui le flattait. Le simple contact de la main enchantée avait suffi pour le changer des pieds à la tête.

    Ils causèrent longtemps, le paysan écoutant avec intérêt ce qu’on lui racontait de la ville, et parlant en très bons termes des choses de la campagne qui étaient nouvelles pour eux. L’enfant s’était accroché à la robe de la demoiselle, et, tenu en respect par la présence du papa, qui ne badinait pas, il avait fini par s’endormir entre ses genoux. Quand le voisin prit congé, emportant dans ses bras son garçon endormi, c’était un ami, et nos pauvres exilés n’étaient plus seuls au monde.

    Vous croyez peut-être que c’était assez de prodiges comme cela, et que la fée devait être contente de tout ce qu’avait fait son élève. Eh bien ! cela ne lui parut pas encore suffisant. Elle reparut de nouveau, cette fois avec un grand panier à provisions, et le mettant au bras de la jeune fille :

    — Ceci est mon dernier cadeau, lui dit-elle, et il ne fera pas honte aux autres. Allez faire vos achats vous-même : les pièces d’argent deviendront des pièces d’or entre vos mains.

    Il fallut obéir. Tous les matins, on la voyait partir, son grand panier au bras, et comme les pièces d’argent devenaient des pièces d’or entre ses mains, il ne manqua plus jamais rien dans le ménage. Les marchands, qui l’aimaient à cause de sa bonne mine et de ses façons honnêtes, mettaient toujours de côté pour elle ce qu’il y avait de meilleur dans leurs boutiques. Tout le monde lui faisait fête, car elle était en grande considération dans le village depuis qu’on l’avait vue si brave au travail et si dévouée à son père ; et celui qui avait inventé la plaisanterie de la fille à Martin ne savait plus où se cacher, quant il la voyait arriver.

    Un jour, le fils du roi vint à passer par là, comme la demoiselle s’en retournait à la maison, son grand panier sous le bras. Il la reconnut pour avoir dansé autrefois avec elle dans les bals de la cour, et je crois même qu’elle ne lui avait pas été dans ce temps-là tout à fait indifférente. Il ignorait l’histoire de la ruine de son père, car il se passe tant d’événements autour des rois, que beaucoup leur échappent. Surpris de rencontrer sa belle danseuse dans un tel équipage, il s’informa d’elle auprès des gens du lieu, et ce fut un concert d’éloges unanimes. On lui raconta comment elle avait sauvé son père des horreurs de la misère ; on lui dit toutes les merveilles écloses sous sa main, et il ne pouvait se lasser d’en faire recommencer le récit. Il était tout songeur en partant, et, dans la nuit, il rêva d’une petite main blanche qui faisait des miracles.

     

     

     

    III

     

    L’hiver était venu, et le bon vieillard s’affaiblissait tous les jours. Comme le froid devenait rigoureux, et que ses habits n’étaient plus de saison, il fut convenu que sa fille irait à la ville lui en acheter d’autres. C’était une bien grande course, et, si elle avait pu, elle aurait bien volontiers envoyé quelqu’un à sa place, car cela lui déplaisait fort de quitter son père, pour toute une journée, dans l’état de santé où elle le voyait. Mais sa main seule avait le privilège de changer les pièces d’argent en pièces d’or, et, quand on est pauvre, il faut bien souvent se résoudre à des choses dont l’idée révolterait les gens riches.

    Elle se mit donc en route de grand matin, après avoir bien recommandé son père à la femme du voisin, et lui avoir montré où elle pourrait prendre tout ce dont il aurait besoin; et tant que dura le jour, elle marcha en toute hâte, tant dans la ville que sur les chemins. Enfin, vers le soir, elle rentra bien fatiguée, et, avant de songer à se débarrasser du gros paquet, qu’elle apportait, elle courut à son père, qu’elle venait d’apercevoir étendu dans le lit. La voisine, assise à côté de lui, essayait de lui faire avaler une potion, évidemment prescrite par le médecin, car l’ordonnance était encore sur la table. Mais il semblait ne pas la voir, et ses yeux hagards se fixaient obstinément du côté du mur.

    Sa fille y regarda, et quelle fut son épouvante, quand elle vit la Mort, debout dans la ruelle, qui tenait de sa main décharnée le vieillard à la gorge, et lui disait avec un ricanement cruel :

    — Dépêchons-nous je suis pressée. Viens avec moi dans la terre.

    La pauvre enfant se sentit le cœur bien affreusement serré à cet horrible spectacle ; mais elle se garda bien de se trouver mal, quand on avait tant besoin d’elle. Déposant son paquet elle prit la potion des mains de sa voisine, et la tendit d’une main à son père, pendant que de l’autre elle redressait les oreillers qui s’étaient affaissés.

    Il sourit en la reconnaissant, et but sans difficulté. Quand elle releva les yeux vers la ruelle, la terrible apparition avait fait place à une belle femme, vêtue de blanc, dont la figure pale et amaigrie avait une expression de douceur enchanteresse. L’une de ses mains était posée sur l’épaule du vieillard ; de l’autre, elle lui montrait le ciel et son grand œil bleu, abaissé sur lui, l’appelait avec bonté.

    — Où voulez-vous m’emmener ? murmura-t-il avec un reste d’effroi.

    — Tu le sauras tout à l’heure. Ne tremble pas : ce n’est rien de mauvais.

    Il parut s’apaiser, et déjà sa figure rayonnait d’une sorte de joie solennelle, quand son regard rencontra la jeune fille qui pleurait en silence, et l’angoisse reparut sur ses traits, car il se rappela qu’il allait la laisser seule. Mais la bonne fée arriva en ce moment au chevet de son lit. Elle se pencha sur lui, et lui glissa ces trois mots dans l’oreille :

    — J’aurai soin d’elle.

    Il s’endormit alors, le sourire sur les lèvres, et la main dans la main de sa fille.

    Quand on vint le chercher pour l’emporter au cimetière, la courageuse enfant l’accompagna jusqu’au bout ; et, après la cérémonie, elle voulut lui embellir encore sa nouvelle demeure. Bientôt sa tombe se couvrit de fleurs et de verdure. Des branches de lierre rampaient tout autour, et des rosiers nains, des pensées, des violettes et des pervenches s’y pressaient entre deux petits sapins, qui dressaient à chaque bout leurs têtes effilées, d’un joli vert tendre. Ce fut le dernier service que ses mains rendirent à ce père bien-aimé, et elle reprit ensuite le chemin de sa maison, ralentissant ses pas, et avançant comme à regret, tant elle craignait d’y rentrer.

    Sur le seuil de la porte, elle trouva la reine qui l’attendait avec ses femmes,  et qui lui dit en l’embrassant sur le front :

    — J’ai entendu parler de vous, mon enfant, et je viens vous chercher. Venez dans mon palais : je m’estimerai heureuse d’être la mère d’une fille comme vous.

    On la fit donc monter dans le carrosse doré de la reine, ni voulut l’avoir à son côté, et tous les gens du village la suivirent aussi loin qu’ils purent aller, en la comblant d’éloges et de bénédictions.

    Plus tard elle épousa le fils du roi, et elle eut une cour magnifique, des jardins splendides et des salons mille fois plus beaux que ceux de sa première prospérité. Mais au milieu de toutes ces splendeurs, elle paraissait quelquefois rêveuse, et quand ses femmes cherchaient à en deviner la raison

    — Je pense au temps où j’étais la fille à Martin, disait-elle. Je ne serai jamais plus aussi heureuse.


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    La Hache et le Pot-au-feu - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    LA HACHE ET LE POT-AU-FEU 

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Il était une fois un brave bûcheron qui vivait avec sa femme, sa petite fille et son petit garçon, dans une maisonnette qu’il s’était bâtie lui-même au milieu des bois. La femme était alerte et de bonne humeur, encore fraîche malgré ses trente-deux ans, et tenait le pauvre ménage si net et si propre qu’on se serait cru chez des gens riches quand on entrait dans la maisonnette. La petite fille, qui s’appelait Georgette, commençait à aider sa mère. Elle essuyait les assiettes après le dîner, épluchait la salade comme une grande personne, et savait déjà casser très proprement les œufs quand il y avait une omelette à faire. Le petit garçon, qui s’appelait Pierrot, allait au bois avec son père, et il s’amusait encore à chercher des fraises et à faire des bouquets pour sa mère et sa sœur, pendant que le bûcheron attaquait les grands arbres avec sa lourde hache ; en revanche, quand les arbres étaient à terre, il abattait à tour de bras les menues branches avec sa serpette, et fagotait si gentiment que c’était un plaisir. Le bûcheron était grand et vigoureux, vaillant au travail et doux au logis. Bref, tout ce monde vivait heureux, sans demander davantage, et il n’était pas de famille dans tout le pays qui s’endormit le soir en remerciant le ciel d’un meilleur cœur.

    Malheureusement, à la suite d’un été plus chaud que les autres, il survint de vilaines fièvres qui ravagèrent toute la contrée. Partout on n’entendait parler que de morts et de mourants, et la pauvre maisonnette fut atteinte à son tour par le fléau. La femme tomba malade la première ; et elle était étendue sans force dans le lit, regardant d’un œil languissant sa petite Georgette, qui la soignait de son mieux, quand elle vit avec effroi son mari revenir du bois avant l’heure, tout pâle, et s’appuyant sur une épaule de Pierrot : le brave petit garçon portait résolument sur l’autre la lourde hache qui avait échappé aux mains défaillantes de son père, et sous le poids de laquelle il ployait. Le bûcheron se coucha en frissonnant à côté de sa chère malade, et trois jours après, des hommes arrivèrent au matin pour l’emporter : il était mort.

    Quand la pauvre femme vit emporter le corps de son mari, et qu’elle se sentit seule avec ses petits enfants, la tête perdue de douleur, et les membres enchaînés par la maladie, une grande terreur s’empara d’elle. Oubliant sa propre perte, elle s’épouvantait pour ses enfants.

    — Qu’allez-vous devenir, chers agneaux, s’écria-t-elle, maintenant que vous avez perdu votre protecteur, et que moi, misérable, je ne puis rien faire pour vous ?

    Dans ses alarmes, la tendre mère s’indignait presque contre elle-même du mal qui la réduisait à l’impuissance.

    — Ne crains rien, maman, s’écria Pierrot en essuyant les larmes qui coulaient en abondance de ses yeux. Je suis maintenant un homme, et je sais faire les fagots. C’est moi qui vous nourrirai toutes les deux.

    Et roidissant ses petits bras, il appelait à son secours toute la force qu’il n’avait pas.

    — Et moi, dit Georgette en se haussant jusqu’à l’oreiller, et prenant dans ses deux mains la tête de sa mère, qu’elle couvrit de baisers, et moi je sais faire le ménage ! Reste malade tout à ton aise, chère petite mère, j’aurai soin de tout pour toi.

    La malade sourit tristement, car elle voyait bien que les pauvres petits n’étaient pas en état de faire ce qu’ils promettaient ; mais leur courage et leur bon vouloir remplirent bientôt son cœur d’une douce consolation qui la reposa de ses souffrances et de ses chagrins. Épuisée par les horribles nuits qu’elle venait de passer, elle céda à l’influence de cet instant de repos, et s’endormit paisiblement sous les baisers de Georgette.

    Dès qu’il vit sa mère endormie, Pierrot prit sa serpette et sortit sur la pointe du pied. Il voulait commencer sans plus tarder son rôle de protecteur de la famille. Il marcha droit à l’arbre que son père venait d’entamer quand le mal l’avait saisi, brandit sa serpette d’un air déterminé, et se mit à l’ouvrage avec ardeur. Il avait d’abord le coeur bien gros en frappant sur les dernières entailles faites par la grande hache ; mais un autre sentiment ne tarda pas à s’emparer de lui. Il avait beau frapper ; la serpette, qui faisait un si bel ouvrage avec les menues branches, n’avançait à rien sur ce gros tronc noueux. De temps en temps un petit éclat de bois volait en l’air, mais il n’y paraissait pas ; et Pierrot, déjà tout en sueur, se sentait découragé jusqu’au fond de l’âme, sans renoncer pourtant à son entreprise.

    — J’y mettrai tout le temps qu’il faudra, se disait-il ; mais j’en viendrai à bout.

    De son côté, Georgette avait pris en main la direction du ménage. Le premier coup d’œil jeté autour de la chambre lui révéla toute l’immensité de sa tâche. Depuis que sa mère gardait le lit, tout était resté à l’abandon. Une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Elle commença par les essuyer, et ne s’en tira pas trop mal, à cela près qu’une bonne moitié de la poussière, celle qui s’était logée dans les fentes et dans les coins, échappa aux allées et venues de son torchon ; mais pour un commencement, il n’y avait pas trop à dire. Puis elle songea à laver la vaisselle sale qui s’était accumulée durant tous ces jours au pied du buffet. A défaut d’eau chaude, elle prit au ruisseau qui coulait devant la porte un baquet de belle eau claire qui enleva tant bien que mal le plus gros de l’affaire, et, à force de frotter avec la lavette, elle s’en tira assez passablement. Jusque-là tout allait bien. Mais il lui vint à l’idée que Pierrot reviendrait le soir du bois, et qu’il lui faudrait dîner. Grand embarras pour la petite fille qui n’avait jamais fait de cuisine ! Pour rien au monde elle n’aurait voulu réveiller sa mère qui dormait d’un si bon sommeil. En furetant dans le buffet, elle y trouva un morceau de viande que son père était allé chercher le matin du jour fatal où la fièvre l’avait pris, et se mit en tête de préparer un pot-au-feu, comme elle l’avait vu faire bien des fois à sa mère, sans trop chercher, il est vrai, à se rendre compte, ainsi qu’il arrive aux enfants. Allumer le feu, ce fut bientôt fait. Mettre la viande dans la marmite remplie d’eau, et la marmite sur le feu, ce n’était pas non plus bien difficile. Mais cela fait, la pauvre Georgette resta là devant son pot-au-feu, qu’elle regardait d’un air penaud, se recommandant à Dieu : elle était au bout de sa science.

    Juste en ce moment les bonnes fées tenaient leur conseil dans un grand nuage doré d’où elles examinaient tout ce qui se passait sur la terre, cherchant les méchantes gens à punir, et les bons petits enfants qui pouvaient avoir besoin de leur aide. Elles aperçurent Pierrot s’escrimant de son mieux sur son gros arbre, et Georgette en contemplation devant sa marmite.

      Laisserons-nous ainsi ces chers enfants dans l’embarras, dit la vieille fée qui présidait l’assemblée. Ils n’ont écouté que leur cœur pour commencer ; aidons-les à finir.

    Aussitôt deux des plus jeunes fées se laissèrent glisser du haut du nuage doré, et le pauvre Pierrot, qui n’en pouvait bientôt plus, aperçut tout à coup devant lui une jolie petite chienne, la plus petite et la plus jolie qu’il eût jamais vue. Elle était noire, avec de longs poils plus fins que la soie, et une tache de feu qui courait le long de son museau. Ce museau, une merveille de délicatesse, se terminait en pointe effilée, et laissait voir une double rangée de dents aiguës, d’une blancheur éblouissante. Elle caracolait devant Pierrot, en chienne qui veut faire amitié, et levait en l’air ses jambes de devant, sveltes et mignonnes, qu’on aurait prises pour deux ressorts d’acier, tant il y avait de force et de souplesse dans leurs mouvements. Elle lui rappela dans ses bonds une petite chienne, nommée Finette, qu’avait eue son père, et avec laquelle il avait fait jadis bien des parties.

    — Je vois bien que tu es gentille, ma pauvre Finette, dit-il avec un soupir ; mais il faut me laisser travailler : je n’ai pas le temps de jouer avec toi.

    — Oh ! ne crains pas que je te dérange de ton travail, dit la chienne. Je viens pour t’aider, au contraire.

    — Ce n’est pas de refus ; j’en ai bon besoin. Vois ce gros arbre qu’il faut que j’abatte avec ma serpette : c’est moins facile que je ne le pensais.

      Eh bien ! j’y perdrai mon nom de Finette, ou nous en viendrons à bout. Commence par me jeter cet outil de rien du tout, et regarde un peu au pied de ton arbre.

    Avant de jeter la serpette Pierrot regarda, et il demeura tout interdit en apercevant une grande hache qui paraissait encore plus lourde que celle de son père.

     

    La Hache et le Pot-au-feu - Jean Macé (Contes du Petit Château)


    — Eh ! ma chère Finette, qu’est-ce que tu veux que je fasse de cette hache ? C’est à peine si je pourrai la lever au-dessus de ma tête.

    — Essaye !

    Et la petite chienne sauta après la serpette, comme si elle eût voulu la lui arracher des mains.

    Pierrot, qui ne reculait jamais devant la fatigue, ramassa bravement la hache, et la soulevant avec un grand effort, la laissa retomber sur l’arbre. Du premier coup elle enleva, comme un rabot, toutes les déchiquetures dont le haut de la fente était hérissé, et abattit un gros copeau bien net, qui parut quelque chose d’admirable au petit bûcheron. Le second coup alla encore mieux, et le courageux garçon s’aperçut bientôt, en redoublant ses efforts, qu’ils devenaient moins pénibles à chaque coup. Le manche massif, qu’il avait eu d’abord bien de la peine à enfermer dans ses deux mains, allait toujours en s’amincissant entre ses deux doigts. Le fer aussi s’amenuisait, et lui paraissait de plus en plus léger; et en même temps le tranchant s’effilait toujours davantage : jamais fer de hache n’avait si bien coupé. Finette gambadait autour de Pierrot, et à chaque fois qu’elle le touchait de la patte, ou de la queue, il se sentait devenir plus fort; ses coups étaient plus vigoureux et mieux dirigés, et les copeaux pleuvaient comme grêle tout autour de lui. En moins d’une heure, l’arbre traversé presque d’outre en outre se pencha en arrière avec un horrible craquement. Pierrot n’eut que le temps de se jeter de côté, et le géant renversé par cette petite main qui lui avait semblé d’abord si peu dangereuse, tomba lourdement à terre, écrasant les buissons sous sa chute, et couvrant de ses branches un vaste espace de terrain.

    Aussitôt, sur un jappement de Finette, parut un petit nain, pas plus haut qu’une botte. Il ramassa la serpette avec laquelle il commença à frapper sur les branches qui jonchèrent le sol en un clin d’œil. D’énormes fourmis, sorties tout à coup du milieu des herbes, tirèrent de tous les côtés sur les branchages qui s’amoncelèrent comme d’eux-mêmes en fagots; et Pierrot émerveillé sautait de joie, en caressant Finette qu’il avait prise dans ses bras.

    — S’il n’en coûte pas plus, s’écria-t-il quand il eut repris haleine, j’en abattrai bien un autre.

    Et levant de nouveau sa chère hache qui avait pris le poli d’un rasoir, il en frappa un second arbre, encore plus gros que le premier, dans lequel elle entra comme dans du beurre.

    Pendant ce temps il se passait aussi quelque chose d’extraordinaire dans la maisonnette. La pauvre Georgette s’était accroupie devant le feu, et, ne sachant mieux faire, elle y entassait bûche sur bûche c’est ce qui manque le moins dans la maison d’un bûcheron. Déjà l’eau faisait entendre ce bruissement particulier, si connu des cuisinières, qui sort des marmites quand elles s’apprêtent à, bouillir. Georgette était tout yeux et tout oreilles. Un ron-ron très accentué appela ailleurs son attention, et une tête blanche, avec des yeux verts, vint se frotter contre sa main. C’était un gros chat blanc, de toute beauté, qui venait d’entrer sans cérémonie par un carreau ouvert, et qui se prélassait dans la chambre comme s’il eut été chez lui.

    Elle le caressa sur le front, à l’endroit où les chats aiment à être grattés.

    — Ah ! mon pauvre Mouton, lui dit-elle (Mouton était le nom d’un petit chat quelle avait beaucoup aimé, et depuis qu’il avait disparu, elle appelait Mouton tous les chats qu’elle voyait), ah ! mon pauvre Mouton, tu me vois bien embarrassée !

    — Je suis venu ici pour te tirer d’affaire, répondit le chat en s’asseyant devant elle, et faisant aller sa queue, par petites saccades, à droite et à gauche.

    Toi! me tirer d’affaire ! reprit Georgette en riant, et comment t’y prendras-tu? J’ai à faire un pot-au-feu pour mon frère Pierrot qui est au bois. Les chats n’y entendent rien.

    Que je ne m’appelle plus Mouton si je ne te sors pas de là. Et d’abord défaisons ce feu à rôtir un bœuf, qui nous gâterait tout. Un pot-au-feu demande à être mené plus doucement.

    Joignant l’action aux paroles, Mouton frappa légèrement du bout de sa patte ce grand amas de bûches qui s’affaissa aussitôt, et s’enterra dans les cendres rouges d’où sortait une petite flamme de braises, aussi douce et tranquille qu’une mariée qui s’en va à l’église.

    — Voyons maintenant si tu n’as rien oublié.

    Le bout de la patte effleura délicatement l’eau qui commençait à bouillotter, et une petite langue rose lécha les gouttes qui s’étaient suspendues aux poils.

    — Il paraît que nous n’avons pas pensé au sel.

    Georgette rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle n’avait pas pensé au sel.

    Quand cette grave omission fut réparée, le chat promena ses regards dans toute la chambre.

    — Ce n’est pas trop mal essuyé, dit-il ; mais on pourrait faire mieux.

    A l’instant douze petites souris blanches grimpèrent sur les meubles, chacune portant à la patte droite de devant un carré de flanelle de la grandeur d’une carte de visite. Elles se glissèrent dans tous les coins, trottèrent le long de toutes les fentes, et frottèrent si bien partout que, quand elles se furent retirées, tout semblait remis à neuf dans la maisonnette.

    Georgette était dans le ravissement.

    — Ah ! mon cher petit Mouton, fit-elle en serrant le gros chat blanc sur son cœur, que je te suis donc reconnaissante de m’avoir si bien montré! C’est comme cela que je veux faire demain. Maman sera bien contente. En parlant ainsi elle regardait du côté de sa mère qui dormait toujours d’un sommeil profond. Dans l’excès de sa joie, elle courut baiser une main de la malade qui pendait hors du lit ; puis elle revint à son pot-au-feu qu’elle avait oublié de surveiller pendant que les souris blanches faisaient leur nettoyage Elle recula d’effroi. Un je ne sais quoi de grisâtre et boursouflé, d’un fort vilain aspect, couvrait toute la surface de la marmite.

    — Mouton, dit-elle presque pleurant, mon pauvre Mouton, viens vite voir ! Voilà notre pot-au-feu qui s’est tout sali !

     

     

    La Hache et le Pot-au-feu - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    Mouton s’approcha du feu, et se dressa sur ses pattes de derrière.

    — Ne t’afflige pas, dit-il ; il s’est nettoyé au contraire. Il faut enlever cela bien proprement. Ce sont toutes les ordures du sel et de la viande qui demandent à s’en aller.

    Et lui montrant une charmante écumoire d’argent avec un manche en ébène, qui venait de s’accrocher toute seule au clou de la cheminée, il lui enseigna d’un geste la manière de s’en servir.

    Quand le pot-au-feu fut bien écumé, Mouton conduisit Georgette au petit jardin que le bûcheron avait établi derrière sa maison. Elle lui fit tirer de terre deux belles carottes, un navet, quatre poireaux qui, bien lavés et ratissés, attachés ensemble par un grand bout de fil dans un petit bouquet de persil, furent descendus doucement au fond de la marmite, avec une tête de chou frisé qui dansait à la surface où les bouillons de l’eau la faisaient sans cesse remonter.

    — Est-ce tout? demanda Georgette à son chat.

    — Il faut faire les choses jusqu’au bout, répondit le chat, qui, sautant sur ses genoux, y déposa un tout petit oignon brûlé. — Mettez-y encore cela Pour donner de la couleur au bouillon, et ensuite nous attendrons tranquillement le frère Pierrot en mettant le couvert.

    Cependant le soir approchait. Le roi Pétrus chassait ce jour-là dans la forêt qui était à lui, et où il entretenait toutes espèces de gibier connues, sauf pourtant les mauvaises bêtes, car il aurait été désolé qu’il arrivât malheur à un de ses sujets à cause de lui. C’était le meilleur bonhomme de roi qu’un peuple pût désirer, si ce n’est qu’il était trop entiché de sa couronne, au point de la garder sur sa tête quand il allait à la chasse, et qu’il se croyait un peu fait d’une autre pâte que le reste des hommes Mais la sienne était si bonne que personne ne pouvait lui en vouloir.

    Cet excellent roi se trouvait dans un grand embarras pour le quart d’heure. S’étant laissé emporter à la poursuite d’un chevreuil par son grand chien Phanor, un animal plein d’ardeur, il avait abandonné sa suite qui courait sur une autre piste, et comme les princes ne sont pas tenus de savoir les chemins puisqu’on les conduit toujours, il n’avait pas tardé à se perdre de façon à ne plus savoir où il allait. Il voyait avec terreur le soleil descendre rapidement sur l’horizon, non pas qu’il eût peur d’une nuit passée dans les bois, c’était un brave ; mais parmi les prérogatives de sa couronne, une de celles qu’il prisait le plus, c’était la régularité de ses repas, et l’heure de son dîner s’avançait sans qu’il pût entrevoir le moyen d’aller le rejoindre à temps. Tout bon qu’il était, il tempêtait comme un mécréant, et jurait à cœur joie après l’impétueux Phanor qui, plein d’insouciance pour les augustes colères, bondissait le nez au vent dans les fourrés, et courait plutôt après le chemin des lièvres qu’après celui du palais.

    Le bruit des coups de hache, qui retentissaient au loin dans le silence de la forêt, conduisit le monarque errant, jusqu’à la place où notre Pierrot achevait d’abattre son quatrième arbre. Le seigneur Phanor qui allait en avant, avait commencé par tomber en arrêt sur Finette, qu’il semblait vouloir assommer d’un coup de sa grosse patte. Mal lui en prit, car Finette, lui sautant au nez, y planta ses crocs d’une façon si déterminée; qu’il se rejeta en arrière en hurlant de douleur. Pierrot, qui accourait la hache haute au secours de sa petite amie, Pierrot s’arrêta court quand il vit le roi paraître entre les arbres : il était facile à reconnaître avec sa couronne sur la tête.

    — Tudieu! mon gaillard, fit la tête couronnée, comme nous y allons! Ce drôle-là ne vaut pas cher; mais il est à moi : je ne permets pas qu’on y touche.

    — Que Votre Majesté ne se fâche pas après moi, dit respectueusement Pierrot. Je ne savais pas que c’était son chien, et je défendais ma chienne.

    — C’est bien, garçon, n’en parlons plus. Où suis-je, ici?

    — Dans la coupe des Grands-Bossons, à deux pas de la mare aux Osiers.

    — Au diable soit cet enragé de Phanor ! Il m’a emmené juste à l’opposé de mon chemin. Et toi, petit, que fais-tu là ?

    Je suis le fils de votre bûcheron qui demeurait contre le ruisseau des Vinettes, et j’achève l’ouvrage qu’on avait donné à mon père.

    — Comment cela ? Est-ce qu’il serait parti sans rien dire ?

    — II est mort hier, sire.

    Et l’enfant rassembla tout son courage pour retenir deux grosses larmes qui roulaient dans ses yeux.

    — Pauvre cher petit! dit le bon roi avec compassion.

    Sa couronne l’empêchant de se baisser sur l’enfant, il le haussa jusqu’à sa bouche et l’embrassa tendrement sur les deux joues.

    — Ah çà! poursuivit-il qui a fait tout cet ouvrage?

    Une quantité prodigieuse de fagots était rangée en tas le long des troncs gigantesques, et les éclats de bois jonchaient le sol de tous les côtés.

    — C’est moi, sire, depuis ce matin. Il est vrai que l’on m’a aidé pour les fagots.

    — Toi, petit ? Tu ne voudrais pas te moquer de moi !

    — Oh ! sire, il ne faut pas vous étonner. J’ai une si bonne hache.

    Le roi Pétrus eut la fantaisie d’essayer cette hache merveilleuse avec laquelle un enfant avait pu faire tant d’ouvrage dans sa journée. C’était un des faibles de ce digne monarque d’aimer à faire montre de ses muscles partout où il en trouvait l’occasion. Large d’épaules, et haut monté sur jambes, il aurait pu, de fait, remplacer avantageusement un portefaix de force ordinaire, et comme il ne rencontrait jamais que des jouteurs complaisants, il en était arrivé à se croire un des hommes les plus forts qu’il y eût sur la terre. Dans ses moments de gloriole, il se comparait volontiers à Charlemagne, qui d’une seule main, dit l’histoire, levait de terre un chevalier tout armé. Se figurant donc qu’il allait émerveiller Pierrot, et mettre l’arbre à bas du premier coup, il saisit la hache qui avait l’air d’un joujou dans les mains de l’enfant. Mais elle reprit sa taille et son poids dans les siennes, et comme il n’avait pas l’habitude de manier de semblables outils, le coup qu’il asséna de toute sa force porta si bien à faux que la hache lui échappa des mains, et qu’il faillit tomber à la renverse. La couronne en branla si fort que, s’il n’y avait p.as porté immédiatement la main, elle allait rouler dans les copeaux.

    Un autre roi ne l’aurait jamais pardonné à Pierrot; mais le roi Pétrus n’était pas homme à nourrir un mauvais sentiment. Il fut le premier à rire de sa mésaventure; mais il avait beau rire, il était piqué.

    — Tu appelles cela une bonne hache! dit-il, avec un peu d’amertume. Eh bien ! fais-moi le plaisir de te remettre à la besogne. Je suis curieux de la voir fonctionner entre tes mains.

    Mon Pierrot, hardi comme un page, reprit gaîment sa hache qui se rapetissa aussitôt, et en quatre coups il eut achevé le compte de l’arbre, qui s’inclina, craqua et fit trembler la terre sous le poids énorme de sa chute.

    La Hache et le Pot-au-feu - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    Le brave roi ne se possédait plus d’admiration.

    — Tu peux te vanter, mon garçon, s’écria- t-il, de n’avoir pas ton pareil. Tu vas venir avec moi ; je yeux t’emmener à ma cour.

    Cette proposition prenait Pierrot à l’improviste. Il se tourna vers Finette, comme pour lui demander conseil.

    Mais les animaux-fées ne veulent parler aux enfants que quand ils sont seuls avec eux. La petite chienne se contenta de battre de sa queue les jambes de l’enfant qui trouva sur-le-champ sa réponse.

    — Et vous, dit-il en riant, ne voudriez-vous pas quitter votre cour pour venir chez moi ?

    — Mauvais plaisant, répondit le monarque dont les sourcils se froncèrent involontairement; à ma cour, je suis un grand roi, et chez toi, je ne serais plus qu’un grand bûcheron.

    — Et moi, fit maitre Pierrot, à votre cour, je ne serais phis qu’un petit bûcheron, et ici je suis un petit roi.

    Il sauta en même temps sur le plus gros des arbres renversés, et parcourut d’un regard de triomphe les lieux témoins de ses exploits.

    Le roi Pétris entendait la plaisanterie, et l’heure de son dîner était déjà passée.

    Tu es un brave petit garçon qui as le mot pour rire, dit-il d’un ton de bonne humeur. Emmène-moi chez toi, puisque tu en as parlé, et, s’il s’y trouve quelque chose à manger, nous nous mettrons à table ensemble.

    Tout joyeux d’un si grand honneur, Pierrot ne se le fit pas dire deux fois. Il jeta sa hache sur son épaule et ils partirent d’un bon pas causant ensemble comme deux camarades. Le beau Phanor, qui avait flairé une supériorité dans Finette, faisait l’aimable devant elle, tout chien de cour qu’il était, et ne craignit pas de compromettre sa supériorité avec une chienne de bûcheron.

    Ils étaient encore à plus de vingt-cinq pas de la maison, qu’une délicieuse odeur de pot-au-feu vint chatouiller agréablement le nez du bon roi, dont l’appétit avait achevé de s’aiguiser pendant le trajet.

    — Oh! oh ! dit-il, petit, il paraît, qu’on se nourrit bien chez toi. Je n’ai pas eu une mauvaise idée de m’inviter.

    Pierrot, qui avait réfléchi, chemin faisant, n’était pas sans appréhension sur le dîner qu’il pourrait offrir à son royal convive. Quelle fut sa surprise, en entrant dans la maisonnette, d’y trouver table mise, avec du linge parfaitement propre, des verres et des assiettes qu’il ne reconnaissait plus, tant ils brillaient, et une grande soupière où fumait ce succulent potage qui se faisait sentir de si loin.

    La mère, assise dans son lit les cheveux remis en ordre, et avec une camisole bien propre, achevait de boire, à petites gorgées, une tasse de bouillon que le gros chat lui avait fait passer dans un joli petit morceau de batiste, pour enlever la graisse, en recommandant bien à Georgette de le couper d’eau.

    Le premier mouvement de joie passé, le garçon se jeta sur une chaise, et se mit à pleurer à chaudes larmes.

    Qu’as-tu, bon Dieu ! mon petit Pierrot ? s’écria Georgette courant à lui. Est-ce que tu n’es pas content du beau dîner que je t’ai préparé ?

    Oh si! je suis content ! mais je viens de penser à papa qui aurait tant de plaisir s’il était avec nous.

    — Viens m’embrasser, cher petit, dit la mère de son lit. Toi et ta sœur, vous êtes deux bons enfants qui me rendez bien heureuse, et votre père le voit bien sûr d’où il est.

    Et ces trois innocentes créatures, s’unissant dans un triple baiser, confondirent pieusement leurs larmes qui allèrent réjouir le mort dans sa nouvelle demeure.

    Jusque-là personne n’avait fait attention au roi Pétrus, et le bon roi ne s’en offusquait pas il avait plus envie de pleurer que de se fâcher. Quand il jugea que ses hôtes avaient suffisamment épanché leur douleur, il fit un pas en avant.

    — Je prends part à votre peine, mes bons amis, dit-il d’une voix émue.

    Puis, regardant, la soupière d’un œil d’envie il ajouta:

    — Voulez-vous me permettre de partager aussi votre dîner ?

    La mère jeta un cri de joyeuse surprise en voyant le roi chez elle, et Pierrot, se confondant en excuses, allait réclamer un troisième couvert, quand il s’aperçut qu’il était déjà mis. C’était Mouton qui l’avait voulu, et Georgette avait obéi sans demander d’explication.

    Il n’y avait donc plus qu’à se mettre à table, et pendant que les deux enfants se racontaient mutuellement l’histoire de leur journée, le roi Pétrus, qui écoutait tout sans perdre une bouchée, se servit coup sur coup trois grandes assiettées de la meilleure soupe qu’il eût mangée de sa vie.

    Quand il eut fini, il prit, à son tour la parole, en repassant sa langue sur ses lèvres.

    — Puisque vous êtes des enfants si favorisés, dit-il, je veux me mettre aussi de la partie. Toi et ton chat, petite, vous êtes bien à vous deux les plus fameux cuisiniers que j’aie jamais rencontrés. Venez dans mon palais : je veux vous mettre à la tête du service de mes cuisines.

    Aller dans le palais du roi, c’était une perspective bien séduisante pour une petite fille !

    — Pourrai-je emmener avec moi ma mère et Pierrot ? répondit timidement Georgette.

    Le chat blanc sauta en grondant sur le lit, et Finette se serra contre les jambes du petit garçon.

    — Et ton père, mon enfant, s’écria douloureusement la mère, pourras-tu aussi l’emmener avec toi ?

    — Il faut nous excuser, sire, dit Pierrot les larmes aux yeux ; mais nous avons là quelqu’un qui ne peut plus s’en aller d’ici, et qui s’ennuierait si nous le laissions tout seul.

    — Eh bien ! il ne sera pas dit que je n’aurai rien fait pour d’aussi braves gens. Toi, mon brave petit bûcheron, tu auras la haute main sur toutes les coupes de ma forêt, et tâche de ménager un peu ta hache, car tu l’aurais bientôt abattue d’un bout à l’autre.

     

    La Hache et le Pot-au-feu - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    C’était le pain assuré pour toujours à la pauvre famille, sans l’enlever à ses habitudes de vie laborieuse. Finette vint caresser le bon roi qui lui rendit ses caresses, et Mouton, s’étant élancé d’un bond sur son épaule, frotta familièrement sa moustache contre la moustache royale.

    Au même instant la porte s’ouvrit, et les courtisans du roi, qui le cherchaient partout, poussèrent de grands cris de joie en l’apercevant. Ils racontèrent plus tard qu’une force secrète les avait entraînés de ce côté-là sans qu’ils pussent s’expliquer pourquoi. Le roi Pétrus s’en alla avec eux, le coeur content et l’estomac en repos, emportant les bénédictions de toute la famille.

    Finette et Mouton s’endormirent ce soir-là au coin du feu, couchés en rond dans les pattes l’un de l’autre. Mais le lendemain matin, ils avaient disparu. Pierrot et Georgette, en s’éveillant, virent à leur place deux jeunes dames d’une beauté merveilleuse, qui tenaient chacune une clef à la main.

    — Tenez, dirent-elles aux enfants en leur donnant les clefs, voici pour le jour où vous vous marierez. Continuez de bien travailler et de rendre votre mère heureuse, et le ciel veillera sur vous.

    Puis elles remontèrent dans le beau nuage doré où elles étaient attendues pour rendre compte de leur mission.

    Les deux enfants se précipitèrent hors de la porte, et les suivirent de l’œil le plus loin qu’ils purent, et quand ils ramenèrent leurs regards sur la terre, ils aperçurent à leur grand étonnement deux jolies petites maisons qui s’élevaient à droite et à gauche de la maisonnette paternelle. Ils essayèrent leurs clefs qui ouvrirent très bien les portes, et, étant entrés chacun dans sa maison, ils y trouvèrent tout ce qu’il fallait pour un ménage. Dans la maison de Pierrot il y avait un assortiment complet de tous les outils nécessaires à un homme qui vit dans les bois, et dans celle de Georgette une batterie de cuisine, dont les cuivres reluisaient si bien au soleil qu’on aurait juré voir des casseroles en or.

    Ils s’établirent là dedans le jour de leur mariage. Pierrot épousa la fille du meunier, qui était la plus avenante et la plus vertueuse fille de tout le pays, et Georgette un jeune bûcheron, aussi fort et aussi bon que l’avait été leur père, et le plus beau garçon qu’il y eût â dix lieues à la ronde. Ils eurent tous les deux de jolis enfants qui venaient danser tous les jours sur les genoux de la vieille grand’mère, et quand celle-ci alla rejoindre son cher défunt, elle quitta la vie en remerciant le ciel de tout le bonheur qu’il lui avait donné.

    Pierrot, sur ses vieux jours, jouissait d’une telle considération parmi tous ses voisins, qu’il fut nommé maire du village d’où dépendaient les maisonnettes, et vous conviendrez qu’un homme d’une ambition raisonnable peut mourir content quand il en est arrivé là.


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    La Vache Enragée - Jean Macé (Contes du Petit Château)

     

    LA VACHE ENRAGÉE

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Il était une fois dans un village une grande vilaine vache, efflanquée, crottée, l’œil mauvais, les cornes de travers, qui faisait peur à tout le monde. Elle avait fait son apparition tout à coup, un jour d’hiver, à la suite de grandes noces, où les invités étaient restés trois jours et trois nuits à table, en se levant de temps en temps pour aller danser. Un pauvre journalier, qui était de la noce, l’avait emmenée chez lui tout en trébuchant, sans beaucoup s’inquiéter d’où elle venait, et elle avait avec lui une vie bien dure. Il la faisait travailler tout le jour, tantôt à labourer dans une terre pleine de cailloux, tantôt à charrier des fumiers pour les riches paysans. Le soir, il l’envoyait chercher sa vie le long de la route, où elle ne trouvait que des herbes dures, tachées de boue et sans saveur. La nuit, il l’enfermait dans un méchant hangar, ouvert à tous les vents, qui n’était jamais nettoyé, et qui exhalait une odeur infecte. Notez qu’avec tout cela on lui tirait son lait quatre fois par jour, juste le double de ce qu’on demandait aux autres vaches nourries à, profusion, sans travailler dans de bonnes étables, bien chaudes et bien propres.

    Or, cette vache si malheureuse n’était rien moins qu’une fée, la fée Bon-Appétit, la marraine de la mariée à cette noce où l’on avait tant mangé. Les autres fées, indignées d’un tel excès de nourriture, l’avaient ainsi métamorphosée pour la punir d’avoir comme autorisé le festin par sa présence; et la maigre chère qu’elle faisait était une expiation. Pour lui laisser quelque espoir, il avait été dit qu’elle reprendrait sa forme première quand elle aurait corrigé et rendu bon un petit enfant tout à fait mauvais. A cette intention, une partie de son pouvoir lui avait été conservée. Il lui était loisible de faire de .1’enfant ce qu’elle voudrait ; mais sur son coeur elle ne pouvait rien. Il devait changer de lui-même. Encore fallait-il qu’il se décidât à l’embrasser de bon coeur, entre les cornes. C’était là ce qui devait rompre l’enchantement.

    Il ne manquait pas de mauvais enfants dans le village. Aux heures d’école, les rues étaient pleines de petits garnements qui faisaient mille méchants tours, car le pays n’était pas encore entièrement civilisé, et cela paraissait tout simple dans ce temps-là, qu’on n’envoyât pas les enfants à l’école. Vous pouvez juger de quel air notre vache les regardait, quand elle passait par là. Bien des fois déjà elle avait fait son choix, et commencé des poursuites si acharnées que, bien que son maître l’eût appelée Misère, à cause de sa maigreur et de sa mauvaise mine, on ne la connaissait dans le pays que sous le nom de la Vache Enragée.

    Mais les petits drôles étaient lestes et n’avaient pas peur d’elle, car ils étaient habitués à la voir. Quand elle allait les prendre, ils sautaient familièrement sur son dos, en s’accrochant à ses cornes, et lui riaient si gaillardement qu’elle n’avait plus de force contre eux. S’il faut tout dire, aucun n’était tout à fait mauvais. Il y avait encore de bons côtés dans leur sauvagerie, de la fidélité entre eux, du courage, un point d’honneur à certaines choses; et dès que dame Misère arrivait tout près sur eux, elle voyait bien qu’ils ne faisaient réellement pas son affaire.

    Enfin, vers le milieu de la belle saison, le seigneur du village fit son entrée, dans six voitures, au château, amenant avec lui toute sa famille. C’était un homme bien riche et bien puissant ; mais le ciel l’avait affligé d’un petit garçon comme on n’en rencontre pas souvent, et c’est bien heureux.

    D’abord, il ne voulait rien apprendre, se figurant que c’était bon pour le petit monde, et qu’un jeune seigneur comme lui se déshonorait en ouvrant les livres, sans compter que c’était ennuyeux. Ensuite, et c’était bien pis, il méprisait tout le monde, regardait les domestiques de son père comme quelque chose qui tenait le milieu entre les seigneurs et les animaux, et prenait pour des mendiants tous ceux qui n’avaient pas des habits brodés et l’épée au côté. De plus, il agissait comme si la terre eût été créée exprès pour lui, ne s’inquiétait jamais de rien ni de personne, et prenait ce qui lui plaisait où il le trouvait, comme étant son bien. Enfin, et voilà le plus abominable, il n’aimait pas même ses parents, et n’avait pour eux ni reconnaissance, ni respect, ne daignait pas se retourner quand ils l’appelaient, et n’obéissait qu’aux ordres qui lui faisaient plaisir. Avec cela, lâche à la douleur et mou à la fatigue, refusant de marcher sitôt que les pieds lui faisaient mal, bavard comme une pie, menteur à l’occasion, gourmand toujours, bien qu’il fît des façons pour manger la soupe et la viande ; et vous pouvez vous faire une idée du charmant enfant que faisait le petit Zéphyr : c’était le nom qu’il avait reçu en venant au monde, un nom beaucoup trop joli pour un pareil polisson.

    Le soir même de son arrivée, Zéphyr voulut se montrer dans toute sa gloire aux habitants du village. Il sortit donc avec sa petite sœur, suivi, à quinze pas, par un énorme laquais, de six pieds de haut, qui portait le fichu de mademoiselle. Il marchait droit et fier, balançant avec grâce le bouquet de plumes de coq qui surmontait son chapeau de feutre, et tapotant cavalièrement ses fines bottines à talon d’un petit jonc à pomme d’or qu’il tenait à la main. Son beau surtout de velours noir était serré sur la taille par une ceinture d’or et de soie, et une montre de prix, enfouie dans son gousset, laissait dépasser un bout de chaîne artistement travaillée, avec tout un paquet de breloques lilliputiennes, dont chacune avait la valeur de dix sacs de pommes de terre. Les enfants du village ouvraient de grands yeux en le regardant passer, et l’und’eux, ayant eu l’audace de s’approcher de lui pour mieux voir toutes ces richesses, reçut dans la figure un coup sec du jonc à pomme d’or, qu’il garda sans rien dire, car l’énorme laquais le terrifiait.

    La vache Enragée faisait en ce moment son repas dans les fossés de la route. Du plus loin qu’elle aperçut le petit monsieur, elle comprit du premier coup que c’était là juste ce qu’il lui fallait. La petite sœur ne valait guère mieux ; mais il suffisait d’une conversion à la pauvre fée pour sortir de peine. Ayant pris son élan, elle arriva sur Zéphyr, juste au moment où il se retournait vers le petit garçon qui pleurait, pour lui dire d’un ton narquois :

    — Cela t’apprendra, mon garçon...

    Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Baissant brusquement la tête, la vache l’enleva de terre avec ses cornes auxquelles il se cramponna instinctivement, l’emporta avec une vitesse incroyable, pendant que le chapeau à plumes de coq et le jonc à pomme d’or roulaient au loin sur la route. Trop mal élevés pour avoir quelque pitié du malheur survenu au jeune monsieur qui avait la main si leste, les méchants petits paysans poussaient de grands éclats de rire, et se bousculaient pour ramasser ce qu’il venait de perdre. Le grand laquais voulut courir après lui ; mais un bœuf aurait eu plus beau jeu à rejoindre une locomotive; et ce soir-là on se coucha au château sans l’héritier présomptif.

    Cependant, la Vache Enragée courait toujours, dévorant l’espace, et se demandait ce qu’elle allait faire du mauvais garçon.

    — Ce qui l’a rendu si mauvais, se disait-elle, c’est que ses parents l’on gâté à force de tendresse. Ne changeons pas trop ses habitudes de vie, pour ne pas le désespérer. Il lui suffira peut-être de n’avoir plus là son père et sa mère pour rentrer en lui-même et apprendre à connaître le monde.

    Et après avoir passé comme un éclair devant les villages et les villes, traversé les rivières à la nage, franchi les montagnes en trois sauts, elle le déposa doucement sur la pelouse d’un beau château, encore plus beau que celui de son père.

    Il était nuit close, et la châtelaine se promenait au frais dans le parc avec son mari, tenant par la main son petit garçon, qui était à peu près du même âge que Zéphyr. C’étaient tous les trois d’assez bonnes gens, serviables à chacun, et n’ayant de fierté que la dose indispensable à ceux qui ne sont pas des saints. Notre héros pouvait plus mal tomber. Quand ils l’aperçurent, étendu presque sans connaissance sur le gazon, ils allèrent le ramasser avec grande compassion.

    — Le pauvre petit ! dit la châtelaine. D’où peut-il venir?

    — Il est facile de voir à ses habits, dit le châtelain, que c’est un enfant de bonne famille, bien qu’il ne soit pas habillé à la mode de ce pays-ci.

    — Oh ! maman ! dit le petit garçon, voilà qu’il ouvre les yeux.

    Zéphyr, que l’extrême rapidité de la course avait étourdi dès le commencement, revenait à lui entre les douces mains de la belle dame, et, se croyant encore au moment où la vache, l’avait emporté, il s’écria brusquement :

    — Où sont ma canne et mon chapeau?

    — Tiens c’est vrai, dit la dame, le cher enfant est nu-tête. Saturnin, va lui chercher une de tes vieilles casquettes.

    Pendant que Saturnin allait chercher la vieille casquette, on interrogea Zéphyr, qui déclina son nom et celui de son père ; mais la maudite vache l’avait emmené si loin, qu’à son grand étonnement ou n’avait jamais entendu parler de ces noms-là, dans le pays où il se trouvait. On lui demanda dans quel village était leur château. Il dit le nom à peu près, car c’était un nom difficile à prononcer, et il ne s’était jamais donné la peine de l’apprendre exactement, de sorte que, même en cherchant dans les dictionnaires de géographie, on ne put le retrouver. Il parla d’une vache qui l’avait pris dans ses cornes, et un sourire, qui l’humilia fort, accueillit sa narration.

    — D’où qu’il vienne, et par quel chemin, gardons-le, mon ami, dit la bonne châtelaine, il amusera notre Saturnin, qui n’a pas de petit camarade.

    — Son histoire me paraît un peu louche, répondit le châtelain ; mais n’importe, ma chère âme, si cela peut te faire plaisir, je ne m’y opposerai pas.

    Et ainsi accueilli par charité, le pauvre Zéphyr fut installé dans le château, où on l’envoya coucher dans une petite chambre sous les toits.

    — Les maîtres ne savent quoi s’inventer, disait en grondant la vieille bonne, qui le conduisait à sa nouvelle demeure : ils trouvent apparemment qu’on n’a pas assez d’ouvrage sur les bras, qu’ils vont s’affubler d’un petit vagabond, venu on ne sait d’où.

    — Impertinente ! s’écria le jeune seigneur, rouge de colère, vous ne savez pas de qui vous parlez. Je vous ordonne de vous taire !

    — Voilà un beau merle pour m’ordonner quelque chose ! Allons, entrez là-dedans; c’est trop beau pour vous ; et prenez garde à être poli avec moi, si vous ne voulez pas porter de mes marques.

    Et la vieille le poussa dans la chambre avec une bonne taloche que lui aussi fut obligé de garder, car elle ferma sur-le-champ la porte, et tourna la clef dans la serrure.

    Zéphyr eut peine à dormir, tout brisé qu’il était par la course qu’il avait faite dans une position assez mal commode. Pour la première fois de sa vie, il apprenait ce que c’était que l’humiliation, et le souvenir des mépris qu’il avait tant de fois prodigués lui fut peut-être importun dans ce moment-là. Mais son orgueil n’était pas dompté, et, pour toute reconnaissance envers ceux qui lui donnaient asile, il s’endormit en composant dans sa tête une conversation où il les arrangeait de la belle façon.

    Le lendemain matin, Saturnin se leva à la pointe du jour, tant il était pressé de faire connaissance avec son nouveau camarade ; et sa mère n’eut pas de repos qu’elle n’eut envoyé la vieille bonne chercher le petit étranger. Il dormait de tout son cœur quand elle entra, et répondit fort mal à l’invitation qui lui fut faite, de la part de Saturnin, de se lever incontinent.

    — Qu’il aille se promener sans moi ! grogna-t-il ; je n’ai pas envie de me lever.

    — Ah ! vous croyez que vous allez manger sans rien faire le pain de monsieur et de madame ? C’est trop d’honneur en vérité que vous fait ce cher enfant de désirer votre compagnie. Je voudrais bien voir que vous le fassiez attendre !

    Elle le saisit sans façon et le planta dans son pantalon ; et ce fut ainsi que Zéphyr apprit la manière de se lever de bonne heure quand on n’en a pas envie.

    Il était d’une colère qu’on ne saurait dire. Pourtant il eut assez d’esprit pour faire contre mauvaise fortune bon cœur, et descendit vers Saturnin, qui l’accueillit avec de grands transports de joie. La matinée était belle, le parc admirable, et notre garçon, qui n’avait pas l’habitude de voir se lever le soleil, ne fut pas fâché d’assister à ce spectacle magique dont les paresseux ont si grand tort de se priver.

    À cet âge, ou oublie vite : les jeux commencèrent à la satisfaction générale. Le bon petit Saturnin faisait de son mieux les honneurs de chez lui, et allait chercher tout ce qu’il avait de beau pour le montrer à son ami. Malheureusement ses yeux s’arrêtèrent sur la brillante ceinture d’or et de soie qui serrait la taille de Zéphyr, et comme il avait le faible d’aimer tout ce qui brillait, il lui prit un vif désir de la posséder. L’autre envoya bien loin la proposition de l’échanger contre une ceinture en cuir uni qu’on lui offrait, et la maîtresse de la maison étant venue à passer par là :

    — Maman, dit Saturnin en pleurnichant, il ne veut pas me donner sa ceinture.

    — Il te la donnera, mon ami, répondit la mère qui n’était pas plus forte que les autres, et ne savait rien refuser à son fils. Il te la donnera : tu lui as bien donné hier ta casquette.

    Et elle s’en alla plus loin, sans y attacher d’autre importance.

    Mais l’impitoyable vieille, qui balayait sur la porte, avait entendu ses paroles. Outrée de voir le petit mendiant, comme elle l’appelait, résister à M. Saturnin, qui était son idole, elle se précipita sur la ceinture, objet de la convoitise du cher enfant, et, en un tour de main, elle en eut débarrassé l’étranger.

    Ceci devait lui apprendre, semblait-il, qu’il est juste de respecter le bien d’autrui; mais il pensait bien à cela ! Sentant que devant la maison il ne serait pas le plus fort, il emmena son petit maître, dont les pleurs s’étaient séchés, jusque dans le fond du parc ; puis, quand il se fut assuré que personne ne pouvait plus le voir, il se jeta sur l’enfant et le battit d’importance, pour le forcer à rendre la ceinture.

    Il allait enfin triompher, quand tout à coup deux longues cornes pointues passèrent entre les combattants, et mon Zéphyr, emporté de nouveau par la vache, recommença à courir le monde avec une rapidité qui lui donnait le vertige.

    — Décidément, se dit la Vache. Enragée, la vie de château ne lui vaut rien. Si je le mettais dans le commerce, il aurait une vie plus occupée.

    Et sautant par-dessus les murs d’une grande ville, elle le fit rouler sans cérémonie sur un tas de ballots, dans la cour d’un petit marchand. Puis elle s’enfuit en toute hâte, car déjà les commères sortaient avec leurs balais, et le guet accourait pour la mettre en fourrière, croyant que c’était une vache de paysan, échappée du marché.

    — Que fais-tu-là, petit drôle ? dit le marchand, un petit homme rouge et grassouillet, qui, ses lunettes sur le nez et des factures à la main, vérifiait scrupuleusement le nombre et la contenance de ses ballots.

    Et deux doigts, qui n’étaient pas des plus doux, tenaillèrent vigoureusement l’oreille du petit garçon évanoui, dont les esprits revinrent à leur poste immédiatement.

    — Ah! monsieur, s’écria-t-il en joignant les mains, ne me faites pas de mal. C’est la vache qui m’a jeté là.

    Il raconta encore son histoire, avec un peu moins d’assurance, il est vrai, que la première fois ; mais le marchand hochait la tête et faisait une grimace significative.

    — Ce n’est pas à un homme établi qu’on vient raconter ces balivernes-là, mon petit. N’importe ! tu es là, je te garde. Entre à la maison ; nous allons causer de cela avec la bourgeoise.

    La bourgeoise jeta de grands cris quand le mari eut annoncé son intention de garder l’enfant. Mais le mari avait sa tête, et ce qu’il avait une fois dit, était dit. Il daigna pourtant expliquer à sa femme qu’ils avaient justement besoin d’un apprenti pour faire les courses et garder la boutique quand ils étaient occupés à autre chose, que c’était là un apprenti tout trouvé, qui ne leur coûterait rien, et qu’ils ne faisaient pas une mauvaise affaire en le prenant. Un mioche comme cela se nourrirait avec rien, et ce n’était pas la mer à boire que de lui mettre un matelas dans la grande soupente, où il restait encore de la place à côté des barils de morue salée.

    — D’ailleurs, ajouta-t-il, tu vois qu’il est habillé comme une espèce de petit seigneur, et maniéré qui est, ma foi, très originale. Nous lui ferons porter les livres d’Anténor à l’école, et cela nous fera honneur dans la ville.

    Ce dernier argument acheva de convaincre la marchande, qui était presque aussi vaniteuse qu’avaricieuse, et, comme elle passait en revue d’un œil jaloux le riche costume de son nouvel apprenti, elle aperçut la chaîne et les breloques, indices accusateurs de la présence d’une montre dans son gousset.

    — Je vous demande un peu, s’écria-t-elle, s’il y a du bon sens de mettre des bijoux comme cela à un enfant de cet âge-là !

    Et, pour venger l’insulte faite au bon sens, elle mit la main sur la chaîne, et ramena à elle la montre et les breloques.

    — C’est fort joli, dit le marchand en examinant la capture de sa femme, et j’ose dire qu’il y en a là pour de l’argent. Nous mettrons cela à Anténor quand il aura son habit des dimanches.

    L’arrêt prononcé, la proie fut déposée avec précaution dans le fond d’un tiroir, comme étant de bonne prise, et l’on n’en parla plus. Le cas n’ayant pas été prévu par le Code de commerce, la conscience des deux époux était parfaitement en repos.

    Zéphyr entra sur-le-champ en possession de ses fonctions. On lui mit dans les mains un balai, et on lui fit nettoyer la maison du haut en bas.

    Le pauvre enfant était abasourdi. Son coeur se gonflait d’indignation ; mais il se sentait sans défense contre un malheur aussi complet. La façon sévère dont il avait été rappelé à l’existence avait dompté en lui l’esprit de révolte, et son oreille encore brûlante l’avertissait qu’il n’y avait pas là de résistance à essayer.

    Ce fut du reste l’unique traitement de ce genre qu’il eut à essuyer dans cette maison. Le marchand s’était permis cette brutalité parce qu’il avait cru sa marchandise en danger, le seul point sur lequel il fût féroce ; mais d’ailleurs il n’avait pas pour deux liards de méchanceté. Pourvu que son petit commerce marchât à sa guise, il ne souhaitait de mal à personne. Il se laissait même aller volontiers à faire des vœux pour le bonheur du genre humain, à la condition qu’il ne lui en coûtât rien. Quand l’apprenti reparut dans la cour, son balai à la main, il lui tira de nouveau l’oreille, mais cette fois avec ménagement, et d’un ton de bonhomie enjouée :

    — Allons, courage, mon petit bonhomme ! . C’est comme cela que j’ai commencé, et tu vois où j’en suis maintenant. Travaille ferme, et, qui sait ? peut-être bien un jour tu arriveras comme moi.

    Le digne homme se croyait arrivé, et il ne voyait rien au monde qui eût le pas sur lui.

    Sous cette discipline assez douce, mais inflexible, notre garçon commença à se ranger. Faire la grasse matinée dans son lit, ce n’était même pas la peine d’y penser ; et de fait, il n’y pensait pas. Toujours sur pied, toujours avec une besogne à faire, il n’avait plus le temps de s’occuper de lui-même et perdait de vue tout doucement son importante petite personne. Une fois ou deux il essaya bien encore de prendre ses grands airs avec les gens qui venaient dans la boutique ; mais la marchande, qui ne connaissait pas de politesses suffisantes pour ses pratiques, lui ayant signifié qu’à la première récidive il irait se coucher sans souper, ce qui était un profit net pour la maison, il comprit que ce n’était pas une chose à faire, et n’y revint plus. Il prenait place à table avec ses maîtres, et, comme la table était ronde, toutes les places se valaient ; mais une fois la soupe et la viande mangées, on lui avait appris à aller voir dans la boutique s’il ne venait personne, autant par économie que pour le tenir à distance respectueuse. De là une considération toujours croissante pour la soupe et la viande, autrefois si dédaignées ; et un jour qu’on lui avait jeté une pomme qui commençait à se gâter, il crut avoir reçu un magnifique cadeau. On ne le maltraitait pas, comme nous avons dit, mais on ne lui donnait jamais une marque d’attachement, jamais une caresse, jamais une parole d’amitié, à moins que le marchand ne jugeât convenable de l’encourager à travailler ferme, un mot qu’il affectionnait. Aussi, le soir, quand le pauvre petit, après avoir péniblement grimpé dans sa soupente infecte, s’étendait pour dormir sur son matelas, le souvenir des tendres baisers de sa mère, reçus jadis avec indifférence, et de la voix si douce de son père, qu’il écoutait à peine, ce souvenir le prenait à la gorge, et il s’endormait en soupirant, avec ces chères images sous les yeux.

    Le côté le plus déplaisant de sa position, c’était le service qu’on lui avait imposé auprès du fils de la maison. Depuis qu’Anténor avait un laquais pour porter ses livres à l’école, il ne les aurait pas portés pour un empire, et, quoi que fît le petit Zéphyr, il fallait tout quitter pour porter l’odieux paquet. Ils n’en étaient pas plus amis, car Anténor était un garçon qui n’adressait la parole qu’aux gens de sa condition, et ne permettait même pas au petit porte-livres de marcher à côté de lui. En le voyant aller fièrement à trois pas en avant, Zéphyr put se faire alors une idée de l’air qu’il devait avoir lui-même, dans le temps du laquais de six pieds de haut.

    Encore, si le trajet s’était fait directement, on en aurait bientôt vu la fin. Mais Anténor était un franc polisson, qui se moquait de l’école comme du reste. Il n’avait qu’une chose au cœur, la passion des billes ; qu’une chose en tête, la manière de s’en procurer le plus possible, par tous les moyens possibles.

    À une centaine de pas à droite de la maison d’école était une petite place où se rassemblait, aux heures de classe, l’élite de la population buissonnière du quartier. C’était le grand marché aux billes. Là florissait la toquette, la poussette, les quatre trous, tous les jeux où l’on peut en gagner et en perdre. Là se négociaient les trocs et les ventes, et s’établissait le cours des billes d’agate. Mons Anténor y faisait régulièrement deux fois par jour son apprentissage du commerce. Il appelait cela sa Bourse, en garçon précoce qu’il était ; et parfois il y restait des heures entières, absorbé dans ses opérations. Pendant ce temps le porte-livres demeurait là sur ses jambes, attendant le bon plaisir du jeune négociant, qui ne consentait à le débarrasser de son fardeau qu’à la porte même de l’école, et c’était bien légitime, puisque les moyens de ses parents lui permettaient d’avoir un domestique.

    Zéphyr avait là tout le temps de se rappeler combien de fois, lui aussi, il avait tenu les domestiques sur pied des heures entières, pour les motifs les plus futiles ; mais comme ces sortes de souvenirs ne lui suffisaient pas à tuer le temps, il finit par s’aviser, comme dernière ressource, d’ouvrir les malheureux livres, la source de son esclavage, et, bien qu’ils ne fussent pas précisément amusants, petit à petit il y prit goût, de sorte que c’était Anténor qui allait à l’école, et Zéphyr qui apprenait.

    — Anténor, s’écria un jour un camarade, regarde donc ton groom qui use tes livres !

    — Laisse-le lire le pauvre diable ! il a besoin de cela pour faire son chemin. A combien le cent des moyennes?

    Trois mois se passèrent ainsi. L’ancien petit seigneur avait déjà considérablement gagné. Pourtant l’empire qu’il savait prendre sur lui-même n’était pas encore de bon aloi. La crainte seule l’inspirait, et au fond de son cœur habitait toujours l’égoïsme, qui se taisait seulement. Enfin un beau matin que le marché aux billes était plus animé que de coutume, et que la station menaçait de se prolonger indéfiniment, l’envie le prit, une envie irrésistible, d’être son maître un moment. Il remit les livres sous son bras, et prit sans rien dire le chemin des portes, abandonnant le superbe Anténor à ses préoccupations commerciales.

    C’était une de ces belles matinées d’automne, où le soleil semble regarder la terre d’un œil d’amour, comme pour lui faire ses adieux. En franchissant l’enceinte de la ville, l’enfant respira avec délices un petit vent frais qui détachait de temps en temps une feuille aux arbres encore verts. Il contempla la campagne, et se baissa pour ramasser une fleur avec un sentiment nouveau pour lui. Il y avait, si longtemps qu’il ne voyait que des pierres, et qu’il était poursuivi par l’odeur de la morue salée !

    Quel fut son étonnement d’apercevoir dans une prairie, sur le bord du chemin, la Vache Enragée qui le regardait mélancoliquement ! Son premier mouvement fut de prendre la fuite ; mais les misères de sa vie avaient déjà développé son courage.

    Il marcha droit à elle.

    — Que me veux-tu? lui dit-il sans sourciller. Si tu as envie de m’emmener d’ici, libre à toi ; j’en ai assez.

    Toutes les humiliations qu’il avait dévorées depuis trois mois se dressèrent à ces mots, comme une armée, devant ses yeux, et il se jura en lui-même de ne plus remettre les pieds dans l’infernale boutique. L’ingrat ne sentait pas encore tout ce qu’il lui devait.

    — Si je t’emmène ailleurs, lui répondit la vache, tu en auras bien d’autres à supporter, mon pauvre garçon.

    — N’importe, ce sera autre chose. Tout plutôt que d’être une minute de plus le laquais de cet Anténor!

    Zéphyr commençait à avoir du cœur. Il saisit bravement les cornes qui l’avaient déjà tant fait voyager, et, le recevant sur son dos, la vache partit devant elle au petit trot.

    Ils avaient fait connaissance, et ce voyage-ci se fit plus gaiement que les autres.

    — Tu ne vas pas bien vite aujourd’hui, dit Zéphyr à sa monture, qui s’arrêtait de temps à autre, et baissait son long cou maigre pour attraper une touffe d’herbes.

    — Oh! je ne suis pas pressée. Ce n’est pas loin d’ici.

    — C’est que je commence à avoir faim.

    — Eh bien ! bois mon lait.

    Le petit garçon sauta à terre, et, se pendant aux mamelles de la Vache Enragée, il but son lait à grandes gorgées. Il lui trouva une saveur âpre qui ne laissait pas d’être agréable. Ce n’était pas nourrissant, mais c’était fortifiant ; et quand il remonta, il se sentait le cœur léger, et envisageait l’avenir sans trop d’inquiétude.

    Elle l’emporta ainsi tout le jour, le long des haies et par les prés, où le foin des regains s’élevait en meules odorantes. Il humait l’air à pleine poitrine, et il lui prenait des envies de chanter qui auraient bien étonné ses pauvres parents, s’ils avaient pu le voir dans cet équipage, allant sans savoir où. Quand arriva le soir, il se prit à penser à eux, à leur tendresse, à leur chagrin; et deux larmes roulèrent sur ses joues, déjà légèrement brunies, comme il se demandait quand et comment il pourrait retourner chez eux. Il devenait décidément meilleur.

    La nuit était venue, et la vache allait toujours. Enfin elle s’arrêta devant une pauvre cabane isolée, à l’entrée d’un bois, avec un gros tas de fumier devant la porte. On pouvait distinguer à la clarté des étoiles son toit de chaume, à moitié défoncé, bossué par places de gros paquets de mousse, et la palissade de planches vermoulues qui servait de clôture au carré de terre cultivée, attenant à la maison.

    — C’est ici, dit-elle, descends et entre.

    — Ici ! Tu n’y penses pas ! C’est bien trop sale

    — Descends, te dis-je, et entre. J’entrerai avec toi et je ne te quitterai plus.

    Malgré son amitié de fraiche date pour la Vache Enragée, la perspective qu’elle lui offrait n’était pas assez séduisante pour le décider, et il se tenait de plus belle à ses cornes, très peu enthousiasmé de sa proposition. Mais elle fit un saut de côté qui le désarçonna brusquement, et l’envoya tomber, tout de son long, juste sur le tas de fumier.

    Au bruit de sa chute, un gros chien sortit de la cabane en aboyant, et une paysanne assez laide se montra sur la porte.

    — Qui est là, dit-elle et que vient-on faire ici à cette heure ?

    — Ne pourriez-vous pas, ma bonne dame, me recevoir chez vous ? dit Zéphyr d’une voix craintive, tout en se relevant, et s’essuyant comme il pouvait.

    — Veux-tu bien vite te sauver, petit mauvais sujet ! Prends-tu ma maison pour une auberge? Arrive ici, Jean, et viens voir ce beau monsieur qui demande à coucher chez nous.

    Zéphyr s’était réfugié contre sa vache pour échapper au chien qui aboyait furieusement et menaçait de le mordre.

    — Il faut rester ici, lui dit-elle tout bas.

    Le paysan parut avec une lanterne. C’était un grand et fort homme, à l’œil dur, aux traits énergiques.

    — Je ne reçois pas les vagabonds, dit-il. Passe ton chemin, toi et ta vache de malheur, ou vous aurez à faire à moi.

    — Il faut rester ici, disait toujours la vache sans s’intimider de la menace.

    Zéphyr se mit à genoux

    — Par grâce, mon bon monsieur...

    Il n’eut pas le temps de rien ajouter. Un gros garçon, à peine plus âgé, mais deux fois plus fort que lui, se précipita, hors de la cabane, et prenant le suppliant dans ses bras :

    — Je veux le petit monsieur, cria-t-il ; c’est pour moi ; je veux qu’il vienne chez nous.

    Jean et sa femme se regardèrent, et comprirent qu’il fallait céder.     

    — Allons, dit le père subjugué, entre donc, puisque Jacquot le veut.

    La Poile se referma sur eux, et la Vache Enragée prit d’elle-même le chemin d’une étable délabrée, où un petit cheval borgne, à longs poils emmêlés, mâchait tristement un reste de vieille litière.

    Comme on l’avait annoncé à Zéphyr, il trouva là une vie plus rude que chez son marchand, mais il avait eu raison de penser qu’il souffrirait moins.

    Pour commencer, on lui enleva, dès le lendemain jusqu’à la dernière miette des habits qu’il avait sur le corps en arrivant. Le surtout de velours avait ramassé plus d’une tache dans la boutique et dans les rues de la ville, et portait largement les traces de sa récente accolade avec le tas de fumier; mais tel qu’il était, il fit encore l’admiration de toute la cabane. La paysanne le nettoya de son mieux, le ploya avec soin, et le rangea avec le reste dans un coin de l’armoire.

    — C’est trop beau pour ici, dit la bonne femme, et je ne veux pas qu’il use tout cela chez nous. Il le retrouvera pour s’en aller.

    On lui donna une grosse chemise de toile écrue, un pantalon de cotonnade, une blouse bleue et une paire de sabots, le tout pris dans le meilleur de la garde-robe de Jacquot. Je crois bien qu’on ne lui mit point de bas, je n’ose pas trop vous dire pourquoi. Toujours est-il que ce ne fut point par avarice, ni pour établir une distinction entre lui et le fils de la maison. Il était chez de braves gens, difficiles à prendre il est vrai, durs aux autres comme à eux-mêmes, et tenant fermés d’un triple cadenas leur cœur et leurs mains. Mais quand une fois ils les avaient ouverts, ils donnaient tout ce qu’il y avait dedans.

    Le pauvre Zéphyr se sentit d’abord tout penaud sous ce nouveau costume. Ses membres délicats dansaient un peu dans les habits du gros Jacquot, et le bois des sabots semblait bien raboteux à ses petits pieds nus. On bourra les sabots d’une bonne poignée de paille fraîche, et deux jours après il n’y faisait plus attention.

    Quand vint l’heure de se mettre à table, ce fut une autre histoire. On servit pour tout régal du pain noir et des pommes de terre ; je dois avouer qu’à la première bouchée il fit involontairement la grimace. Heureusement que la pinte de lait qu’il avait bue la veille lui avait creusé l’estomac. Comme d’ailleurs il en eut à bouche-que-veux-tu, et qu’on ne le renvoya point au dessert, il ne se crut pas trop malheureux. Au bout de quelques jours, il en arriva du pain noir comme des sabots : il trouva que c’était très-bon.

    La place et les meubles étaient comptés dans la cabane, et je suis forcé d’avouer que le lit qu’on avait donné à l’hôte de Jacquot n’était pas brillant. C’était une botte de paille, à côté des bêtes. Mais quelle différence avec sa soupente de la ville ! Là, au moins, il avait de l’air, et cette bonne odeur d’étable qui rend la santé aux malades. Quand il s’était blotti, à demi déshabillé, dans sa couche, la vache, devenue tout à fait son amie, tendait vers lui son mufle roux qui semblait demander une caresse ; le chien venait lui lécher les mains ; il n’était pas jusqu’au petit cheval qui, de son œil unique, ne lui envoyât un regard d’amitié. Comme il s’endormait bien là-dedans le soir, et le matin comme il était lestement levé ! Ce sont les trop bons lits qui vous rendent paresseux. Ils vous tiennent serré dans leurs couvertures, et ne veulent pas vous lâcher. Combien de fois, quand il se réveillait avant le jour, et qu’il se tenait accoudé, regardant dormir ses bêtes, combien de fois sa pensée l’emporta dans le somptueux château qu’il avait perdu ! Mais ce n’était plus à ses splendeurs qu’il rêvait, c’était aux bons parents qu’il y avait laissés, et ce retour vers le passé ne le torturait pas comme autrefois, car il se sentait devenir meilleur, et quelque chose lui disait qu’il serait récompensé.

    Il se familiarisa aussi vite avec les gens qu’avec les choses.

    Le père Jean lui avait fait d’abord bien peur avec sa grosse voix et son regard dominateur. Je conviendrai qu’il ne choisissait pas toujours ses termes pour exprimer sa volonté, et le père d’Anténor avait un vocabulaire moins farouche. Mais il y avait dans le grand paysan une sorte de dignité native, et une autorité personnelle qui rendait l’obéissance facile avec lui, parce qu’elle s’imposait d’elle-même, et sa rudesse loyale fortifiait l’âme de l’enfant, tout en la secouant. Zéphyr ne tarda pas à ressentir pour lui ce respect affectueux, sans mélange de crainte, qu’inspirent les fortes et bonnes natures, et qui fait tant de bien aux enfants quand on sait le leur inspirer.

    La paysanne n’était pas belle, et elle aussi parlait quelquefois un peu fort. Mais elle s’était prise d’une telle tendresse pour l’enfant, qu’elle n’appelait plus que son cher mignon, et elle était si bonne avec lui, à travers ses tempêtes, qu’il ne put s’empêcher de l’aimer de tout son coeur. Heureux les enfants qui aiment quelqu’un ! Si la crainte est le commencement de la sagesse, l’amour est le commencement de la bonté.

    Jacquot, son protecteur, fut précisément son seul ennui sérieux dans les premiers temps. Sans se croire élevé d’un pouce sur celui qui avait sa blouse et son pantalon, il abusait naïvement de sa force sur le petit monsieur, dont le langage et les manières lui paraissaient d’un ridicule achevé. Les parents n’avaient pas demandé au garçon son histoire, par discrétion ; mais Jacquot la savait dès le lendemain matin. Dieu sait s’il en fît des gorges chaudes ! et du premier coup il le baptisa de petit seigneur à la vache. Le mot lui parut si heureux qu’il le répétait à chaque instant, ce qui finit à la longue par devenir terriblement déplaisant.

    Vous n’êtes pas allé peut-être à Stuttgart. Eh bien ! allez-y, et demandez qu’on vous conduise chez celui qu’ils appellent Affen-Werner, ce qui veut dire, s’il vous plaît, Werner des singes. Parmi cent autres curiosités, vous verrez là, s’il y est encore, un gros singe auquel le maître de l’établissement a livré un malheureux petit chat blanc. Le singe caresse son chat, il le soufflette, il lui cherche les puces, il le roule à terre, il le lâche, il le rattrape, il l’enlève par la queue, par la tête, par le milieu du corps : le pauvre chat n’ose pas tenter de résistance, tant il est abruti par cette persécution de ntous les instants ; et l’assistance de rire à gorge déployée. Notez que ce sot les meilleures gens du monde; aussi m’avaient-ils promis qu’on ne le ferait plus.

    Ainsi fut d’abord Zéphyr entre les mains, je dirais presque entre les pattes du gros Jacquot. Il en avait le cœur moins gros qu’avec Anténor, car après tout c’étaient jeux de camarade. Pourtant c’étaient des jeux bien fatigants pour lui, et les parents en riaient, n’y entendant pas autrement malice. À la fin, il rassembla son énergie, et après trois sommations inutiles à son tyran, il lui envoya, de toutes ses petites forces, un grand coup de poing au beau milieu du front. Jacquot recula et n’y revint plus, non pas qu’il se souciât beaucoup du coup de poing : il n’y paraissait seulement pas ; mais il venait d’apprendre que ses jeux déplaisaient à son ami, et jusque là il n’y avait pas pensé.

    Bientôt le Seigneur à la vache reprit son avantage. Les livres qu’il avait sous le bras en quittant la ville lui étaient devenus une ressource précieuse dans cette solitude. Il ne fut pas longtemps à savoir tout ce qu’ils disaient, et alors il se mit en tête d’entreprendre l’éducation de son robuste camarade, qui se laissa faire très docilement, et commença à lui témoigner une haute considération. Ce que Zéphyr n’avait pas compris parfaitement, en étudiant, devint clair dans sa tête quand il se vit forcé d’y réfléchir sérieusement pour l’enseigner. Il y gagna lui-même presque autant que son disciple, et ce qu’il apprit surtout ce fut le respect dû aux leçons, à force de le prêcher à son pétulant élève dont l’esprit, ni les jambes, ne pouvaient rester en place. La leçon finie, Jacquot prenait la main du magister, et partait en bondissant pour la forêt, où l’on allait chercher les nids, épier le passage des lapins de garenne, et ramasser de beaux fagots de bois mort qu’on rapportait en triomphe pour avoir chaud dans les jours froids.

    Service pour service. Un paysan se mépriserait s’il chargeait un petit enfant d’un travail sérieux et de longue haleine. Mais Jacquot était un fier ouvrier, qui ne pouvait voir rien faire devant lui sans y mettre la main, et, comme les deux enfants ne se quittaient pas, Zéphyr se mit de lui-même à son école. Le petit paysan apprit au petit monsieur à manier la bêche, à rouler la brouette, à enlever le fumier d’un joli coup de fourche pour charger le haquet du petit cheval. Cela l’amusait fort, et il y allait de tout cœur, si bien qu’un jour Jean passant à côté de lui, pendant qu’il retournait gaillardement un carré de terre d’où l’on venait d’arracher les oignons, lui frappa amicalement sur l’épaule en disant :

    — Courage, petit, te voilà en train de devenir un homme.

    Cette simple parole le grandit de six pouces, ce qui était beaucoup pour sa taille. Il laissa sa bêche pour respirer plus librement, car il étouffait presque de contentement de lui-même ; et la Vache Enragée, qui rôdait par là, ayant passé en ce moment sa tête par une brèche de la vieille palissade, il courutà elle pour la caresser.

    — Méchante vache, lui dit-il, tu m’as enlevé à mes parents ; mais je te dois trop pour t’en vouloir.

    Disant cela, il l’embrassa en plein entre les deux cornes.

    Une vive lumière l’éblouit tout à coup. Une dame plus belle que le jour était devant lui, et s’étant regardé, il s’aperçut couvert, non plus de l’accoutrement ridicule dont il était si fier jadis, mais d’un costume élégant, commode et simple, tel qu’il convient à un seigneur qui n’est encore qu’un petit enfant.

    — Tu nous as sauvés tous les deux, lui dit la belle dame en le prenant dans ses bras. Tu reverras les amis que tu as ici ; mais présentement viens vite : tes parents t’attendent.

    Il y avait un an, jour pour jour, que l’enfant avait disparu ; et ses parents, désolés comme au premier soir, s’étaient enfermés dans leur chambre pour donner un libre cours aux pleurs que faisait couler ce triste anniversaire.

    — Qui nous rendra notre enfant ? disait la mère la tête appuyée sur l’épaule de son mari, qui la regardait d’un œil plein de larmes.

    — Le voici ! dit la fée qui parut tout à coup devint eux avec Zéphyr.

    Je ne veux pas vous raconter la joie qu’il y eut dans cette maison. La mère embrassait son fils comme une folle, et ne pouvait assez redire combien il était devenu grand et fort. Le père contemplait avec ravissement son air franc et résolu, sa bonne mine et la simplicité tranquille de ses manières. Les gens accoururent, sans souci de l’étiquette, et l’on s’embrassait sans regarder qui. Le grand laquais, qui n’osait plus se montrer depuis le fatal accident, s’était assis dans un fauteuil et pleurait comme un enfant.

    — Mais qu’as-tu donc fait de la Vache Enragée? demanda la petite sœur qui ne pouvait reconnaître son frère.

    — Nous l’avons mangée, dit la fée Bon-Appétit en riant et en montrant une magnifique rangée de dents.

    On tua le veau gras, et la façon dont Zéphyr lui fit honneur, donna à penser quela fée pouvait bien avoir dit vrai.

    C’est depuis ce temps-là que quand un enfant. est méchant, on le menace de lui faire manger de la Vache Enragée, et plût au ciel qu’ils en mangeassent tous, et que cela leur fît autant de bien qu’au petit Zéphyr !

     


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

     

    PAUVRETTE

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    I

     

    Il était une fois un riche seigneur qui mourut en laissant deux filles, et, selon la coutume des anciens temps, il légua tout son bien à l’aînée pour qu’elle pût mieux soutenir l’honneur de la maison, c’est-à-dire avoir de belles voitures et beaucoup de domestiques, porter des robes très chères, faire un beau mariage, et le reste. La mère était morte depuis longtemps, et le bon seigneur, tant qu’il pût parler, ne cessa de recommander sur toutes choses à l’héritière de prendre bien soin de sa sœur, qui n’allait plus avoir d’autre soutien qu’elle.

    L’aînée des deux sœurs s’appelait Barbara. C’était une grande et belle fille, au teint éblouissant, avec une abondante chevelure noire et des dents magnifiques, mais fière, égoïste, ne pensant qu’à briller et à se donner des plaisirs.

    La cadette, au contraire de son aînée, était une toute petite et mignonne personne, pâle et maigrelette, presque laide, sauf les yeux qu’elle avait fort beaux, si faible et si chétive de tout son corps qu’on l’avait appelée Pauvrette, un nom peu glorieux, dont elle se contentait tout tranquillement. En effet, c’était bien la plus douce et la meilleure enfant qu’on pût voir, ne jalousant personne, se trouvant heureuse du bonheur d’autrui, et s’oubliant elle-même quand les autres ne pensaient pas à elle.

    Dès le commencement Barbara, comme on pouvait s’y attendre, oublia tout à fait la recommandation de son père. Tout entière à sa nouvelle fortune, elle ne regarda plus Pauvrette que comme la première de ses servantes, la logea dans une petite chambre nue sous les toits, et ne voulut même pas l’admettre à sa table, où elle se faisait servir les mets les plus recherchés, tandis que sa sœur vivait maigrement de ce qu’il plaisait aux domestiques de lui apporter.

    Pauvrette ne se plaignait de rien, et n’en aimait pas moins sa sœur dont elle faisait toutes les volontés, non pas avec soumission, mais avec un plaisir véritable, car l’idée de lui être agréable suffisait à la mettre en joie. On la voyait du matin au soir courir dans toute la maison, tantôt pour exécuter les ordres de Barbara, tantôt pour les prévenir ; et malgré ses méchants habits tout usés, nul ne pouvait s’y tromper et la prendre pour une autre que la fille de la maison, tant sa figure radieuse et l’assurance paisible de ses manières, annonçaient qu’elle se sentait chez elle sous le toit si peu hospitalier de son orgueilleuse sœur.  

    Les choses allaient ainsi depuis longtemps, quand un jour Barbara fut invitée avec sa sœur à un bal qui se donnait chez le roi. C’était le premier bal auquel elle devait assister depuis la mort de son père, et vous pouvez juger quel événement ce fut pour elle. A partir du moment où arriva la précieuse lettre, on ne parla plus d’autre chose dans la maison. Les valets de pied couraient par la ville, plus effarés que des aides de camp sur un champ de bataille. Les coiffeuses, les couturières, les faiseuses de modes les plus habiles avaient été mises en réquisition, et un véritable atelier fonctionnait dans la grande salle du rez-de-chaussée sous l’œil inquisiteur de la belle Barbara, qui allait de l’une à l’autre, essayait, défaisait, étudiait dans toutes les glaces l’effet probable des merveilles commencées, et jouissait par avance de toute son âme des triomphes qu’on lui préparait. Il va sans dire qu’il n’était nullement question de Pauvrette en tout cela. Barbara ne se souvenait plus qu’on eût invité sa sœur, et Pauvrette l’avait oublié. Comme il n’était pas d’ouvrière qui pût rivaliser d’adresse et de goût avec elle, tout naturellement on l’avait mise à la tête de l’atelier, et elle battait des mains comme un enfant quand elle avait bien réussi, et que sa sœur était contente.

    On était à la veille du bal quand la marraine de Pauvrette arriva d’un long voyage qu’elle avait fait dans le pays des fées, où elle avait eu beaucoup de choses à régler, car elle était fée elle-même, et des plus considérées. Comme elle aimait extrêmement sa filleule, qui lui devait en partie ce caractère adorable dont nous avons parlé, son premier soin fut d’aller la voir dès qu’elle apprit la mort de son père. Elle monta dans son équipage, qui était attelé de quatre biches blanches, plus rapides que le vent, et entra comme la foudre dans la cour d’honneur, dont les portes étaient toutes grandes ouvertes pour livrer passage à un beau carrosse neuf, commandé pour la circonstance, et que le carrossier amenait lui-même en grande cérémonie. Sans rien demander aux gens, car elle connaissait bien la maison, elle monta droit aux appartements, et y trouva mademoiselle Barbara étendue sur un sofa, où elle se reposait de ses fatigues, venant d’essayer coup sur coup six robes magnifiques, toutes plus belles les unes que les autres, sans avoir pu se décider à fixer son choix.

     

    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

    Quand la fée demanda à voir Pauvrette, la sœur aînée, qui ne se sentait pas très à l’aise devant elle, et qui redoutait un peu l’entrevue, voulut balbutier quelques excuses.

    — Elle est très occupée en ce moment, dit-elle, et si vous pouviez revenir...

    — Envoyez-la chercher ; je veux la voir.

    La fée était une dame d’un très grand air, à qui l’on ne résistait pas facilement. Barbara obéit, bien à contrecœur.

     Pauvrette, en apprenantque sa marraine était là, s’élança hors de la salle, sans prendre le temps de secouer les bouts de fil qui s’étaient accrochés à sa robe, et courut d’un trait jusqu’à la chambre de sa sœur, où elle se jeta en pleurant dans les bras de la bonne fée.

    — Quel singulier costume as-tu là, mon enfant, dit la fée en promenant son regard d’une sœur à l’autre, et où as-tu ramassé tous ces bouts de fil ?

    — Ce sont mes habits de tous les jours, répondit naïvement Pauvrette, et je suis occupée à coudre en ce moment, Nous préparons une toilette pour ma sœur, qui va demain au bal du roi. Vous verrez, marraine, comme elle sera belle.

    — Est-ce que par hasard, reprit la fée en s’adressant à Barbara, on ne l’aurait pas invitée ?

    — Mon Dieu si ! mais que voulez-vous qu’elle aille faire là ?

    — J’entends qu’elle y aille, et comme il n’est pas convenable que vous paraissiez seules dans une si grande assemblée, je viendrai demain vous chercher toutes les deux.

    Pauvrette se mit à rire.

    — Mais, marraine, je n’ai rien qui ressemble à une toilette de bal. Comment voulez-vous que je paraisse chez le roi à côté de ma sœur, qui brillera comme un astre ?

    — Qu’à cela ne tienne, dit Barbara, en dissimulant son dépit, je puis bien te prêter une de mes vieilles robes. Tu la raccourciras à ta taille, quand on aura fini en bas.

    — Oh ! que tu es bonne ! Cela me fera bien plaisir de voir comme on t’admirera.

    La fée gardait le silence. Après un moment de réflexion, elle se tourna vers sa filleule :

    — Conduis-moi à ta chambre, chère enfant, lui dit-elle d’une voix attendrie. Je voudrais être seule avec toi.

    — Mais qu’est-il besoin ? s’empressa de dire Barbara, qui rougissait malgré elle. Je vais vous céder la place.

    — Merci, mademoiselle. Seulement, comme je compte rester ici quelques heures, vous m’obligerez en m’invitant à partager votre dîner.

    Et elle sortit emmenant Pauvrette, qui se pendait à son bras et lui baisait les mains, tant elle était heureuse de la revoir.

    On trouvera peut-être que cette marraine-là le prenait de bien haut ; mais il faut que vous sachiez que, du vivant du père, elle avait toujours eu une grande autorité dans la maison, et que la fière Barbara avait été habituée dès l’enfance à lui obéir.

    — Quel ennui ! s’écria-t-elle quand elle fut seule. Je ne puis me dispenser d’avoir cette petite. Il va falloir tout bouleverser dans la salle à manger.

    Et sans autre idée de résistance elle alla donner les ordres nécessaires.

    Cependant Pauvrette faisait monter à sa marraine tous les étages les uns après les autres. Arrivée enfin devant sa porte, elle l’ouvrit joyeusement, et se rangea de côté pour laisser passer la fée qui s’arrêta, saisie d’indignation, sur le seuil.

    Une petite couchette en bois blanc, misérablement garnie, était le seul meuble sérieux de cette chambre, qui était abandonnée quand on y avait relégué Pauvrette.

    Barbara, il faut le dire, ne l’avait jamais vue : c’était un détail de trop peu d’importance. Un reste de tapis, troué partout et s’effilant sur les bords, était étendu au pied du lit. Une petite table boiteuse servait à la fois de table de toilette, de table à manger et de bureau, et l’unique chaise de la chambre commençait à perdre de sa paille. Pas de rideaux aux fenêtres, et rien aux murs ; et pourtant il y avait dans tout cela comme un air de propreté virginale qui donnait quelque chose de respectable à ce pauvre réduit.

    La fée essuya une larme qui coulait sur sa joue, mauvais signe pour Barbara: si les larmes de fée sont rares, comme on le sait, en revanche elles sont terribles pour qui les fait couler.

    — Comment te trouves-tu ici, ma chère petite ? dit-elle enfin en faisant un effort, pour entrer.

    — Oh ! très-bien, marraine, l’on a une si belle vue Venez voir à la fenêtre.

    En effet, de ces hauteurs le regard planait sur toute la ville, et découvrait au loin la campagne avec ses moulins à vent, ses touffes d’arbres, et les toits de chaume de ses maisons éparses. Ceux qui ont toujours vécu aux champs ne savent pas quel bonheur c’est pour l’habitant des villes d’en apercevoir de sa fenêtre un petit, morceau, par-dessus les tuyaux de cheminée.

    La fée, qui avait trop voyagé pour avoir l’admiration si facile, se retira bientôt de la fenêtre. Elle s’assit sur la chaise, et, comme il n’y en avait pas d’autre, avant pris sa chère filleule sur ses genoux, elle commença avec elle une longue conversation qu’elles interrompaient de temps en temps par leurs mutuelles caresses.

    L’heure du dîner étant venue, la fée fut bien étonnée de voir dressée pour elles trois une très grande table, au bout de laquelle leurs couverts avaient l’air d’être en pénitence. C’était la table des dîners de cérémonie, en dehors desquels Barbara ne recevait jamais personne, car, en véritable égoïste, elle aimait à dîner seule pour n’avoir pas à céder les meilleurs morceaux. En conséquence, afin d’avoir toutes ses aises, elle avait fait fabriquer à son usage une charmante petite table, tournée en demi-cercle au milieu de laquelle entrait sa chaise, de façon qu’à droite et à gauche elle avait tout sous la main.

    — Est-ce que dînez d’habitude à cette grande table ? demanda la fée à Barbara.

    — Non, madame ; c’est pour vous qu’on l’a dressée. Voici ma table habituelle.

    Elle montra la petite table en demi-cercle, que la fée examina d’un œil sévère.

    — Mais où donc y placez-vous Pauvrette ?

    — Oh ! marraine, je dîne chez moi. C’est plus commode pour nous deux.

    La bonne fille disait cela pour excuser sa sœur, car elle soupirait bien souvent après ces douces heures d’intimité que l’on passe à la table commune, et, si indulgente qu’elle fût, elle sentait bien au fond de son coeur que c’était mal à Barbara de les lui avoir refusées.

    La fée ne dit plus rien, et le dîner s’acheva assez tristement. Quand il fut terminé, la marraine de Pauvrette prit la main de sa filleule, et, s’emparant de celle de Barbara, elle les joignit toutes les cieux avec un air d’autorité.

    — Deux sœurs doivent jouir et souffrir chacune du bien et du mal de l’autre, dit-elle. Qu’on ne l’oublie plus dans cette maison !

    Et elle sortit majestueusement sans jeter un regard derrière elle.

     

    II

     

    Les deux sœurs se regardaient, leurs mains encore jointes. Il y avait si longtemps que Pauvrette n’avait touché la main de sa sœur ! Son bon petit coeur se fondait de joie. La regardant avec des yeux où brillait l’admiration, elle se jeta à son cou.

    — Que tu es belle aujourd’hui ! s’écria-t-elle avec tendresse.

    Sa marraine n’avait rien eu à changer chez elle; mais elle avait doublé par une vertu magique le bonheur que lui donnait déjà son amour pour sa sœur.

    Un charme tout différent opérait sur Barbara. La fée était trop irritée contre elle pour lui avoir fait un don d’amour. Elle l’avait seulement condamnée à souffrir par sa sœur, sans rien changer à ses mauvais sentiments.

    — Que tu es pâle et chétive ! lui dit-elle durement en la repoussant loin d’elle.

    Et elle se sentit prise d’une grande angoisse, comme si sa propre beauté lui eût été ravie à l’improviste. Uniquement occupée jusque là à s’admirer elle-même, elle ne s’était jamais demandé si sa sœur était belle ou laide ; et maintenant son aspect chétif lui faisait mal à voir, mal au point qu’elle en oubliait ses propres avantages. Troublée plus qu’on ne saurait dire d’un sentiment si nouveau pour elle, elle répondit au tendre regard de la chère enfant par un regard à la fois haineux et effrayé. Pauvrette, qui lui avait toujours été parfaitement indifférente, lui devint sur-le-champ odieuse. Son coeur endormi se réveilla pour haïr, et haïr, on le sait, c’est souffrir.

    Elles descendirent ensemble dans la salle des préparatifs mais Barbara n’y trouvait plus de plaisir. Qu’elle examinât une garniture, ou qu’elle se fît étaler une jupe, ses yeux se portaient invinciblement sur cette frêle créature qui, penchée sur son ouvrage, semblait prendre à cœur de réparer le temps perdu par un surcroît d’activité, sans s’inquiéter de la tâche effrayante qui l’attendait. Cette vue était un supplice intolérable pour l’égoïste, dépouillée tout à coup de sa cuirasse d’insensibilité. A la fin, n’y pouvant plus tenir, elle sortit brusquement et revint avec une vieillerie de l’an passé qu’elle jeta presque à sa sœur en lui disant :

    — Tiens, voilà pour demain ! Va l’arranger dans ta chambre : je ferai faire cet ouvrage-là par une autre.

    Dès lors elle put contempler à l’aise les toilettes qui se disputaient son choix.

    L’amour est aveugle, et celui de Pauvrette avait été trop grandi par la fée pour qu’il lui fût possible de s’apercevoir du ton méprisant de sa sœur. Elle prit la robe avec reconnaissance, ramassa quelques bouts de rubans, quelques découpures de dentelles, quelques fleurs artificielles mises au rebut, et, légère comme un oiseau, elle monta dans sa chambre où elle se mit avec ardeur à l’ouvrage. Sous ses doigts habiles toutes ces friperies se transformèrent comme par enchantement. La robe retournée, rajustée aux mauvais endroits avec les morceaux qu’il fallut abattre, et relevée d’un petit filet de dentelle, pouvait passer pour neuve quand elle lui sortit des mains. Il était déjà bien tard; mais l’infatigable ouvrière trouva encore le temps de s’improviser une coiffure ravissante d’élégance et de légèreté, une de ces choses faites, comme on dit, avec rien, et qui l’emportent sur toutes les inventions de la richesse quand elles sont portées d’une certaine façon. Sa toilette achevée, elle ne pensa pas même à l’essayer, peut-être aussi parce qu’elle était trop fatiguée, et elle s’endormit toute joyeuse, en pensant que sa sœur serait indubitablement la reine du bal.

    Le lendemain soir, quand la marraine vint chercher les deux sœurs, Pauvrette descendit de sa chambre semblable à une petite fée. Il y avait dans son costume et dans toute sa personne, quelque chose d’exquis et d’aérien qui enchantait, et franchement l’imposante Barbara avait l’air d’une châsse habillée à côté d’elle. A force d’essayer et de comparer les ornements et les enjolivements, faute de savoir se résigner à des sacrifices, elle en avait tant pris que tout cela miroitait désagréablement, et qu’on aurait dit une devanture de boutique. Pauvrette, qui avait si bon goût, aurait certainement trouvé tout cet attirail ridicule sur une autre : sur sa sœur il l’extasia, et elle faillit en pleurer d’enthousiasme et de joie.

     

    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)

    — Ô marraine ! que je suis donc heureuse de la voir si belle !

    Et sa figure rayonnante s’illumina d’un tel éclat que toute la beauté de Barbara pâlissait à côté d’elle.

    Celle-ci, tout au contraire, ne vit rien de la grâce et du charme qui faisaient valoir le costume de sa cadette. Son imagination lui représenta aussitôt les balayures ramassées la veille pour le composer, et, quoi qu’elle fît, elle avait toujours sous les yeux la vieille robe, les bouts de ruban, les découpures de dentelles et les fleurs de rebut. Ses propres magnificences avaient disparu pour elle, et elle fit son entrée dans le bal avec une figure contractée et des yeux sombres qui ôtaient toute envie de la regarder.

    Il en résulta que tous les hommages et tous les empressements furent pour Pauvrette, et que personne ne fit attention à Barbara, juste punition de son orgueil et de sa dureté.

    Il y avait à la cour du roi un jeune prince aussi spirituel et bon que brave et bien fait, déjà célèbre par maint exploit à la guerre, malgré sa jeunesse, et dont toutes les mamans qui avaient des filles à marier raffolaient. C’était un ami d’enfance des deux sœurs, sa famille habitant un domaine voisin de leur château en province, et bien des fois, du temps qu’il était petit, ils avaient joué ensemble à cache-cache et à Colin-maillard. Il avait même été vaguement question, quand leur père vivait encore, d’un mariage possible entre lui et Barbara, et celle-ci, sans trop savoir pourquoi, s’était presque habituée à le considérer comme le mari qu’elle aurait.

    Dès qu’il aperçut Pauvrette, vers laquelle tous les regards s’étaient tournés, il eut un mouvement d’admiration si vif qu’il demeura cloué à sa place, osant à peine respirer. Il ne la reconnaissait pas d’abord, car il ne l’avait pas revue depuis la mort de son père, et elle n’était alors pour lui qu’une petite fille sans conséquence. Mais ayant vu près d’elle Barbara et la fée, qui était bien connue à la cour, il se la remit aussitôt en mémoire, et s’approcha des trois dames avec une grâce courtoise et empressée qui flatta infiniment Barbara. Grand fut pourtant l’étonnement de la demoiselle, quand le prince, s’inclinant respectueusement devant sa sœur, lui demanda la permission de danser avec elle.

    — Il croit peut-être me faire la cour, pensa l’orgueilleuse fille, en invitant cette petite dont personne ne voudra.

    Absorbée dans sa pénible préoccupation, elle n’avait rien vu de ce qui se passait autour d’elle.

    Cependant le jeune prince avait emmené Pauvrette, et, dans les intervalles de la danse, il lui rappelait d’une voix émue leurs jeux d’autrefois, en la regardant avec des yeux si pleins de douceur que la chère petite en était toute troublée.

     

    Pauvrette - Jean Macé (Contes du Vieux-Château)


    — Quel joli petit mari ce sera pour ma sœur se disait-elle afin de se raffermir. Et comme son danseur, au moment de la reconduire, lui exprimait timidement le désir de danser encore une fois avec elle :

    — Quand vous aurez fait danser ma sœur, lui dit-elle en riant, pas avant.

    Tenez, regardez-la, ajouta-t-elle avec l’étourderie de l’innocence ; voyez s’il y en a une ici qui la vaille.

    Le prince allait lui répondre par un de ces compliments si faciles à trouver, même quand on n’en pense pas un mot, à plus forte raison quand on les pense ; mais il se retint par respect pour l’innocente enfant qu’il avait au bras. Il leva les yeux sur Barbara, et bien que la combinaison fût tout à l’avantage de la cadette, il ne put se dissimuler que l’aînée était réellement belle. Sa figure en effet avait tout à fait changé, et elle était redevenue elle-même.

    Barbara voyant Pauvrette s’éloigner avec son prince, à elle, avait été saisie tout â coup d’une folle terreur. Il lui semblait qu’un malheur allait arriver, qu’il faudrait dégrafer la petite danseuse, et qu’on découvrirait les misères cachées de sa toilette.

    — Ils sont capables de s’en prendre à moi, se disait-elle, et s’il allait me mépriser à cause de cela !

    Cette pensée venant s’ajouter à toutes les sensations désagréables qui l’agitaient, elle finit par prendre un parti.

    — Allons, se dit-elle, je suis bien bonne de lui laisser ces guenilles sur le dos, pour en être ainsi tourmentée, moi qui ai tant de robes neuves dont je ne sais que faire. Dorénavant je l’habillerai comme moi.

    La fée, qui l’observait du coin de l’œil, sourit en ce moment, car elle lisait, comme bien vous pensez, dans son âme ; et au même instant Barbara se sentit soulagée du poids qui l’oppressait. Elle rentra en possession de sa splendide toilette, et put se livrer à la joie du bal.

    Le prince, qui savait vivre, dansa alternativement avec les deux sœurs, et s’occupa surtout de la fée, qui était aussi une de ses vieilles connaissances, et qui lui avait donné plus d’un joujou, avant qu’il portât des culottes. Il rit de bon cœur avec Barbara, en lui racontant d’anciennes histoires où ils avaient joué tous deux leur rôle ; mais s’il parlait davantage à l’aînée, il regardait de préférence la cadette, qui se laissait aller naïvement au plaisir de l’entendre. Ce bal, dont elle avait fait si bon marché, il lui semblait maintenant que c’eût été bien dommage de l’avoir manqué : de sa vie elle n’avait été aussi heureuse.

    On quitta le bal le plus tard qu’on pût, car Barbara n’y prenait pas moins de plaisir que Pauvrette, et la bonne fée, qui était ravie du succès de sa filleule, ne demandait pas mieux que de le faire durer. Pourtant il fallut partir enfin. Déjà le ciel blanchissait au levant, et les bougies fatiguées refusaient de brûler dans l’air épaissi des salons. On était à la fin de l’hiver; une froide bise courait dans les rues, et le givre argentait les toits des maisons. Barbara s’enveloppa soigneusement dans un large manteau doublé des plus fines fourrures. Pauvrette, qui n’avait rien de semblable, commença à, frissonner sous son léger costume, dès qu’elle sentit l’air du dehors; mais sa marraine la prit dans sa pelisse, et la tint au chaud pendant le trajet, qui du reste ne fut pas long, grâce à son attelage de biches.

    En montant dans sa chambre, la maîtresse de la maison trouva un grand feu qui avait été entretenu toute la nuit, et se hâta d’en approcher ses pieds qui s’étaient refroidis en route. Mais, chose étrange ! bien loin de reculer devant la flamme, le froid de ses pieds semblait vouloir s’étendre au contraire. Bientôt il gagna tout son corps, et elle s’aperçut avec effroi que ses dents claquaient. Elle eut beau sonner, et faire remettre à plusieurs reprises de nouvelles bûches dans la cheminée, rien n’y faisait, et ses mains glacées lui refusaient tout service. En même temps je ne sais quelle voix intérieure qu’elle essaya en vain d’étouffer lui criait sans relâche Ta sœur a froid ! Epouvantée à la fin, et lasse de cette persécution, elle se fit indiquer la chambre de sa sœur, où elle monta pour la première fois.

    Les domestiques, habitués à ne tenir aucun compte de Pauvrette, s’étaient donné bien de garde de chauffer sa chambre, et la délicate petite créature avait été saisie par le froid en commençant à défaire sa toilette. Barbara, en entrant, aperçut sa sœur qui, les lèvres et les mains violettes, achevait de se déshabiller en grelottant.

    Elle appela d’une voix terrible les valets de chambre, qui accoururent tout tremblants.

    — Comment se fait-il, s’écria-t-elle, qu’il n’y ait pas de feu dans cette chambre ? Vouiez-vous donc me faire périr de froid ?

    Les valets ne comprirent pas bien ce qu’elle voulait dire ; mais il était facile de comprendre qu’elle voulait qu’on fît du feu. Ils se précipitèrent avec l’empressement grotesque des valets en faute, et, en moins de deux minutes, un feu clair et pétillant illuminait la chambre désolée de Pauvrette, qui ne savait comment remercier sa sœur. Mais celle-ci ne l’écoutait pas. Elle n’avait plus froid : cela lui suffisait.

    — Voilà qui devient insupportable ! murmura-t-elle en rentrant dans ses appartements. Faudra-t-il donc toujours que cette sotte petite vienne ainsi me gâter ma vie ? Oh! je la déteste.

    Et elle se coucha, l’âme bourrelée des plus amers ressentiments.

    Pauvrette venait de s’endormir, le sourire sur les lèvres, en se répétant combien sa sœur était bonne avec elle.

    Sur les trois heures de l’après-midi, Barbara sortit de son lit, où elle avait eu bien de la peine à trouver le sommeil, et passa avec un sensible plaisir dans la salle à manger, car elle n’avait rien pris de nourrissant depuis la veille, et l’appétit lui était venu en dormant.

    Pauvrette était levée depuis longtemps. Son premier regard, à son réveil, était tombé sur les riches habits que sa sœur avait ordonné, en rentrant, qu’on portât dans, sa chambre. Elle avait jeté un cri de surprise, et, s’il faut le dire, elle s’était sentie tout heureuse en s’habillant de se voir si bien mise. Était-ce le souvenir du bal de la veille qui la rendait plus attentive à sa toilette ? Je ne sais trop. Toujours est-il qu’elle était rêveuse, et qu’elle poussa un petit soupir à l’idée qu’elle n’avait rien, et qu’elle ne pouvait guère songer à se marier. A la fin pourtant les tiraillements de son estomac la rappelèrent à d’autres pensées, et elle fut obligée de s’avouer qu’elle mangerait volontiers. Mais les domestiques, furieux contre elle de la scène du matin, l’avaient oubliée de propos délibéré, et comme elle avait perdu l’habitude de leur rien commander, elle dut prendre son mal en patience, se disant pour se consoler :

    — J’aurais bientôt mon dîner, si ma sœur le savait.

    Pendant ce temps, Barbara avait pris place à sa petite table, où l’attendait le plus charmant petit dîner du monde. Un potage à la bisque d’écrevisses fumait dans une soupière d’argent, flanqué à droite d’un filet d’agneau à la Béchamel, à gauche d’une brochette d’ortolans. Une belle traite saumonée, venue du lac de Constance, s’étalait derrière dans son court-bouillon, laissant juste assez de place sur la table pour une crème à la duchesse dont l’aspect était des plus engageants. On ne devrait guère parler de vins, à propos d’un dîner de demoiselle; il y en avait pourtant de plusieurs sortes, entre autres un flacon de Tokay, au goulot effilé, qui aurait fait envie aux plus fins gourmets. Barbara se nourrissait à l’anglaise, et ne se laissait manquer de rien. Il est vrai de dire que les verres étaient tout petits.

    Notre gourmande se mit sans plus tarder en devoir de faire honneur au festin ; mais dès la première cuillerée de  potage, elle y trouva une amertume affreuse qui lui fit tomber la cuiller des mains, et la même voix qu’elle avait déjà entendue lui murmura tout bas : Ta sœur a faim !

    — Bon ! s’écria-t-elle avec dépit, je parierais que cette pécore n’a pas eu son dîner. Je la voudrais à cent pieds sous terre !

    Mais comme l’expérience l’avait déjà instruite, elle n’essaya pas de résister plus longtemps. Elle monta encore une fois à la chambre de sa sœur, la prit par la main, et l’emmena dîner avec elle, après avoir fait débarrasser tant bien que mal un coin de la table. Moyennant quoi elle trouva la bisque excellente, et se régala tant qu’elle voulut.

    Ce ne fut pas tout. Ces deux visites forcées à. la pauvre chambrette avaient empoisonné tout le plaisir qu’elle trouvait à ses glaces, à ses tapis, à ses fauteuils, et poursuivie partout par l’image de la table boiteuse et de la chaise à demi dépaillée, elle ne put trouver de repos qu’en donnant, d’une voix altérée par la colère, l’ordre d’installer sa sœur dans une chambre voisine de la sienne, qui ne devait plus faire honte à son luxe.

    Voilà donc Pauvrette rentrée en possession, pour ainsi dire par la force, de tout ce que sa sœur aurait dû lui donner dès le commencement par bon cœur. Mais qu’elle était loin encore du bien qu’elle ambitionnait par-dessus tout, l’amour de Barbara ! À chaque concession nouvelle faite par celle-ci au tyran impitoyable que la fée lui avait imposé, elle sentait la haine croître dans son coeur, et avec la haine ses souffrances allaient toujours en augmentant. La bonne petite Pauvrette ne remarquait pas son air dur et son regard mauvais, et s’abandonnait sans réserve à sa joie. Elle se voyait enfin rapprochée de sa sœur qu’elle aimait tant; mais tandis que l’idée de vivre côte à côte avec elle la comblait de bonheur, cette même idée était un supplice intolérable pour la méchante Barbara qui, prétextant des fatigues de la nuit passée, l’envoya impérieusement se coucher dés que le soir fut venu.

    Délivrée enfin de sa vue, Barbara s’étendit dans sa chaise longue, les pieds au feu, et insensiblement ses pensées prirent un autre cours. Elle s’en retourna au bal, et elle refaisait dans sa tète une de ces gaies conversations qu’elle avait eues avec l’ami d’enfance qui ne lui avait jamais paru aussi aimable, quand on vint lui annoncer la mère de celui qui l’occupait si fort. Elle rougit involontairement, agitée d’un trouble joyeux, et courut à sa rencontre.

    C’était une vieille clame; entourée de la plus haute considération, qui vivait très retirée, et qui ne se montrait jamais sans une raison grave. Évidemment sa visite avait un but. Quel motif pouvait l’amener ? Il y en avait un probable, et Barbara se croyait sûre de l’avoir deviné.

    Les premiers compliments échangés :

    — Mon enfant, dit la vieille dame, vous savez que nos deux maisons sont liées d’amitié depuis longtemps.

    — C’est un honneur que nous ne saurions oublier, reprit Barbara avec une petite palpitation.

    — Vous connaissez mon fils. Je ne veux pas faire son éloge ; mais je puis dire hautement que c’est un homme d’honneur.

    — Il n’y a qu’une voix sur son compte, madame.

    — Il est revenu ce matin du bal de la cour si ravi de ce qu’il avait vu, qu’il n’a pu attendre plus longtemps pour m’ouvrir son coeur.

    — Et quel grand secret a-t-il donc pu vous confier ? dit Barbara en baissant les yeux.

    — Vous conviendrait-il, à vous qui êtes maintenant le chef de la famille, qu’une alliance vînt resserrer encore les liens d’amitié qui nous unissent ?

    — En vérité, madame, j’étais loin de m’attendre à une proposition qui nous honore. Que puis-je vous répondre, sinon que je n’ose pas vous faire un refus qui pourrait...?

    — C’était là tout ce que je voulais savoir, interrompit la mère du prince en se levant. Je suis heureuse, mon enfant, de vous voir dans ces dispositions. Prévenez, je vous prie, votre sœur, que mon fils la demande en mariage. Il viendra demain chercher son consentement.

    Et sur ces mots la vieille dame se retira, laissant Barbara plongée dans une si grande stupéfaction, qu’elle ne pensa pas même à se lever pour la reconduire.

    Quand elle eut repris ses sens, un tel flot de rage l’envahit subitement qu’elle en perdit la tête; et, ne sachant plus ce qu’elle faisait, elle saisit un poignard damasquiné, curiosité de l’Orient, qui traînait sur un meuble, et se précipita, comme une furie, dans la chambre de Pauvrette qu’éclairait faiblement la pâle lueur d’une veilleuse.

    L’aimable enfant dormait d’un profond sommeil, ses petites mains jointes par-dessus la couverture, comme si elle se fût endormie dans une prière. La douceur angélique de ses traits aurait désarmé un tigre; mais, dans l’ivresse de sa colère, Barbara ne prit pas même le temps de la regarder. Elle se jeta sur elle et lui enfonça le poignard dans le sein jusqu’à la garde.

    Elle avait à peine retiré son arme que, frappée elle-même mystérieusement, elle tomba sans vie sur le parquet.

    La fée parut au même instant, qui, laissant tomber un regard de dédaigneuse pitié sur la meurtrière :

    — Avais-tu donc oublié, dit-elle, qu’aucun mal ne pouvait arriver à ta sœur sans rejaillir sur toi?

    Cependant Pauvrette s’était réveillée, au bruit de la chute seulement, car elle n’avait pas senti sa blessure; qui s’était refermée d’elle-même aussitôt, non sans laisser échapper toutefois quelques gouttes de sang dont sa chemise était empourprée. Elle vit le sang, et sa marraine debout au pied de son lit.

    — Mon Dieu ! marraine, que s’est-il donc passé ?

    — Regarde, chère fille. J’avais puni ta sœur de sa dureté à ton égard en lui infligeant les tourments de la haine, et voilà qu’elle a trouvé la mort en cherchant à te tuer. Vois, elle tient encore le poignard à la main.

    Pauvrette se jeta sur le corps de sa sœur en sanglotant.

    — Ah! marraine, qu’avez-vous fait là ! Il n’y aura plus de bonheur pour moi sur la terre s’il faut que ma sœur ait péri à cause de moi. Au nom du ciel! rendez-moi sa vie, sans laquelle je ne saurais vivre moi-même.

    Et serrant dans ses bras ce corps inanimé, qu’elle inondait de ses larmes, elle cherchait à le réchauffer sous ses baisers.

    La fée fut vaincue par un oubli de soi-même si parfait. Elle toucha du doigt Barbara, qui rouvrit les yeux.

    — Pauvre chère amie, murmura Pauvrette à son oreille, comment ai-je pu te rendre assez malheureuse pour que tu aies voulu me tuer.

    Était-ce le doigt de la fée ? Était-ce l’excès de cette bonté sublime ? Étaient-ce tous les deux à la fois ? Barbara fondit en larmes, et jetant ses bras encore sans force autour du cou de sa sœur, elle lui dit d’une voix tremblante :

    — Pardonne-moi !

    Ce fut la fin des malheurs de Pauvrette, si l’on peut donner ce nom à des maux qui l’avaient à peine effleurée, protégée qu’elle était par son amour, comme par un impénétrable bouclier. Le prince arriva le lendemain, et n’eut pas de peine à se faire agréer quand Barbara elle-même se fut prononcée pour leur mariage. Son amour-propre avait plus souffert que son coeur de la déception qu’elle avait eue, et elle ne tarda pas à se consoler en écoutant les propositions qui lui furent faites au nom d’un jeune seigneur qu’elle avait toujours vu d’assez bon œil.

    Que vous dirai-je de plus? Les deux sœurs se marièrent le même jour, et se chérirent d’une tendresse réciproque jusqu’à la fin. Barbara, devenue vieille grand-maman, n’avait pas encore oublié ses tourments d’autrefois, et la scène terrible qui les avait terminés.

    — Ah ! disait-elle un jour à sa sœur, qui lui amenait deux blondines, ses petites filles, puissent ces enfants ne jamais connaître- la haine entre sœurs ! Puissent-elles bien se convaincre plus tard qu’on ne peut pas être heureux à côté des malheureux, et que c’est presque de l’égoïsme d’être bon pour les autres !


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    La Montre enchantée - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

     LA MONTRE ENCHANTÉE 

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

     Il était une fois une grande demoiselle qui ne savait jamais quelle heure il était. Y pensait-elle beaucoup ? je ne saurais vous le dire. Je ne saurais pas vous dire non plus combien de fois elle avait désolé son père qui n’avait plus qu’elle et qui la gâtait en conséquence, en lui faisant manquer ses rendez-vous, ni combien de fois le coche avait dû attendre des demi-heures entières devant sa porte, quand elle avait à faire un voyage. Il n’y avait pas de chemins de fer dans ce temps-là, et heureusement pour elle, car elle serait toujours partie par les convois du lendemain. Un jour, le conducteur impatienté l’avait appelée mademoiselle En Retard, et le nom lui en était resté. Quand elle avait pris tout son temps, fait ses cent tours, causé bien à son aise avec un miroir, fermé et rouvert dix fois sa porte pour voir si elle n’avait rien oublié, elle arrivait en faisant la pressée, et s’excusait auprès des gens avec des petites mines d’enfant, s’accusant d’étourderie, et déplorant d’un air pénétré son peu de mémoire. La vérité, c’était que la demoiselle s’occupait beaucoup d’elle-même et très peu des autres.

    Sa vieille marraine, qui la voyait de loin en loin, lui écrivit un jour qu’elle viendrait dîner chez elle à midi. On dînait alors à midi. C’était une fée célèbre par son exactitude, d’où lui était venu le nom de fée Exacte, dont elle était très fière. Ce n’était pas à celle-là qu’il fallait parler du quart d’heure de grâce. Pour elle midi ce n’était pas midi cinq minutes, ni midi moins cinq, c’était midi. Au premier des douze coups, elle mit le pied sur la première marche de l’escalier, et quand le dernier sonna, elle entrait dans la salle à manger.

    Le couvert était mis, c’était affaire aux domestiques; mais mademoiselle se promenait encore en ville. Elle s’était rappelé tout à coup qu’elle avait une amie intime à qui elle devait une visite depuis longtemps, et comme on était bien plus matinal à cette époque-là qu’aujourd’hui, cela paraissait tout simple d’aller faire des visites cinq ou six heures après le soleil levé. Justement l’amie intime venait de recevoir tout un assortiment de robes et de chapeaux à la dernière mode. Mademoiselle En Retard entra juste pour assister au déballage. Il fallut essayer sur-le-champ toutes ces merveilles, comparer, critiquer, aviser à des retouches de la plus haute importance. La conversation qui s’engagea devint si intéressante que la pauvre marraine fut aussi bien oubliée que si elle n’avait jamais été au monde. Enfin, vers une heure, l’estomac de la demoiselle lui fit savoir qu’elle n’avait pas encore dîné, et tout naturellement la pensée de la marraine lui revint en mémoire, traînée à la remorque par celle du dîner. Vite et vite, on prit congé ; mais, sur le chemin, il se rencontra de si jolies choses aux devantures des magasins, qu’il y eut encore là un bon quart d’heure de consacré à une étude aussi attachante. De bon compte, ce n’était pas trop. Arrivée à sa porte, la demoiselle apprit que sa marraine attendait depuis longtemps. Malheureusement ses souliers lui faisaient mal. Elle les avait pris trop étroits le matin, pour ne pas être en reste avec l’amie intime qui avait un petit pied. On ne pouvait pas raisonnablement exiger qu’elle se mît à table avec un instrument de torture au bas des jambes. Elle monta donc discrètement dans sa chambre, où ses pieds meurtris s’étendirent voluptueusement dans une charmante petite paire de pantoufles fourrées. Mais le reste de la toilette n’allait plus avec les pantoufles. C’eut été manquer de respect à sa marraine de ne pas mettre le tout à l’avenant. D’ailleurs il pouvait venir du monde, et il aurait fallu donner d’ennuyeuses explications. Tout marcha si bien qu’il était plus de deux heures quand la demoiselle se présenta au salon, dans un délicieux négligé, blanc et rose, qui lui allait à merveille.

    La bonne marraine s’était endormie dans une de ces grandes bergères comme on n’en fait plus, et je crois même qu’elle ronflait un peu. Elle se réveilla au bruit que fit la porte en s’ouvrant précipitamment.

    — Mon Dieu ! marraine, vous me voyez désolée, confuse. Je suis en vérité d’une étourderie qui n’a pas de nom.

    — C’est bien, mon enfant, dit la bonne dame, qui était pleine d’indulgence pour les autres. J’ai dormi un peu en t’attendant; cela ne m’a pas fait de mal. Quelle heure est-il donc ?

    — Ah ! de grâce, ne me le demandez pas. Vous me feriez mourir de honte.

    Et elle se jeta avec une mutinerie tout enfantine au-devant de la pendule. Mais la vieille fée, qui avait encore l’œil bon, vit très bien que l’aiguille avait dépassé deux heures, ce qui lui fit faire une petite grimace.

    Le dîner ne fut pas très bon, comme on peut bien l’imaginer ; mais la fée, qui aimait réellement sa filleule, prit tout en bonne part, et se répandit en plaisanteries si gaies sur les rôtis brûlés et les crèmes tournées, que la maîtresse de la maison, très vite réconciliée avec elle-même, se divertit extrêmement.

    Le temps ne leur durait pas, et il était bientôt quatre heures, quand le père entra précipitamment. Il arrivait de la campagne au triple galop de ses chevaux, et il avait failli briser sa voiture pour ne pas être en retard.

    — Eh bien ! Fanny, s’écria-t-il, dès en ouvrant ha porte, es-tu prête ?

    Il recula de stupéfaction en apercevant le négligé blanc et rose, et Fanny étendue négligemment dans une chaise longue, les pieds au feu, et qui savourait son moka à petites gorgées.

    — Bon Dieu ! dit-il,  n’aurais-tu pas reçu ma lettre d’hier matin ?

    — Ta lettre, mon cher papa ? Oui, le l’ai reçue. Mais tu vois bien que marraine est avec moi.

    — Ah ! pardon, madame, dit en s’inclinant le père, qui était devenu rouge de colère. Excusez ma brusquerie ; mais voilà une fille qui me fera mourir de chagrin!

    — Et qu’a donc fait la chère enfant?

    — Jugez-en vous-même. Je lui écris hier que je viendrai la chercher aujourd’hui pour l’emmener chez le prince Pandolphe qui nous invite à sa villa. Je lui dis de se tenir prête pour quatre heures, que nous n’aurons pas une minute à perdre : il nous prend dans sa voiture, et nous ne pouvons pas penser à le faire attendre. C’est une occasion unique de l’entretenir en tête-à-tête de ma grande entreprise, dont lui seul peut assurer le succès : et la voilà manquée !

    — Bon Dieu ! cher père, ne pourrais-tu pas y aller sans moi ?

    — Mais, malheureuse enfant, vous savez bien que c’est vous que l’on invite, et non pas moi. C’est votre jolie voix que l’on demande pour la soirée. Si je me présente sans vous, on me fera la mine, et bonsoir pour mes chiffres ! C’est plus de cent mille ducats que ce beau costume-là me fait perdre!

    — Allons, calmez-vous, dit la fée qui voyait sa filleule changer de figure (cent mille ducats ce n’est pas peu de chose). — Calmez-vous, mon cher monsieur. C’est dans ma compagnie que cette chère petite vous a oublié ; c’est à moi de réparer le mal.

    Disant cela, elle passa la main sur le malheureux négligé qui se trouva transformé à l’instant même en une ravissante toilette de soirée, telle qu’on pouvait la désirer pour aller chez un prince, à sa villa.

    La demoiselle, qui était naturellement jolie, éblouissait comme un astre dans ce brillant costume ; mais il y manquait le bijou que les dames portent d’habitude à la ceinture.

    — Attendez un moment, dit la fée au père impatient, qui entraînait déjà sa fille ; laissez-moi achever mon ouvrage.

    Et elle passa au cou de sa filleule une magnifique chaîne d’or, au bout de laquelle pendait un amour de petite montre, en or guilloché, garnie de perles roses, et grosse à peine comme une pistole à la reine.

    La Montre enchantée - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    — Tiens, petite, fit-elle en embrassant sur le front son enfant gâté, voici de quoi aider à ta méchante mémoire. Avec cela tu peux être sûre de ne plus oublier l’heure.

    Il faut vous dire que c’était la vieille fée Exacte qui avait inventé les montres dans sa jeunesse ; et l’on en faisait, dans les premiers temps de l’invention, comme il ne s’en vend plus aujourd’hui chez les marchands. Celle-là avait la vertu magique d’avertir son propriétaire quand arrivait une heure indiquée d’avance, et de ne plus lui laisser de repos jusqu’à ce qu’il se fût mis en devoir de faire ce qui avait été convenu. Les belles étrennes à donner aux dames si, de nos jours, l’horlogerie n’était pas tellement dégénérée !

    Le prince Pandolphe était un bon vieux prince, amoureux fou de la musique, qui avait entendu faire les plus grands éloges de la voix de la demoiselle. Il fut plein d’attention pour elle, charmant pour son père, qui profita habilement du laisser-aller de la conversation sur les banquettes de la voiture pour glisser les premiers mots de sa fameuse entreprise. Un grand nombre d’invités se trouvaient réunis à la villa, qui s’élevait au milieu des plus beaux jardins qu’on ait jamais vus. Après le dîner, qui fut long et brillant, arrosé des vins le plus délicats, les dames parlèrent d’aller visiter les jardins, et la compagnie se dispersa dans les allées et les bosquets.

    — Surtout, mesdames, dit le prince en voyant partir ses hôtes, n’oubliez pas que notre fête doit commencer à neuf heures.

    Et comme la demoiselle passait devant lui, au bras de son père, il fit un pas de leur côté, et lui dit à l’oreille :

    — Vous savez que vous devez ouvrir la soirée. Ne manquez pas l’heure.

    Comme je viens de vous le dire, les jardins étaient admirables. Les arbres les plus beaux des quatre parties du monde s’y étaient donné rendez-vous. Partout des eaux jaillissantes qui couraient, en ruisseaux capricieux, le long des sentiers, ou s’étalaient en nappes limpides dans les clairières de gazon. La lune brillait au ciel et rendait toutes ces merveilles plus séduisantes encore.

    Le groupe dont le père et sa fille faisaient partie s’était réfugié dans un cabinet de verdure, établi devant une sorte de petit lac qu’encadrait un massif circulaire de noirs sapins, et que la lune illuminait en plein de ses rayons. Vous auriez dit une coupe d’ébène remplie d’argent. On s’était installé sur des sièges rustiques, mais commodes, et là chacun s’abandonnait paisiblement à cette contemplation muette des belles choses, si particulièrement agréable aux gens qui ont bien dîné.

    Un poète survint, commensal habituel du palais, où ses nœuds de cravate étaient brisés à l’égal de ses sonnets. Il était de ceux qui ne savent pas se taire devant la nature, et qui ne sont pas contents d’eux quand ils l’admirent autrement qu’en phrases bien tournées. Voyant tout ce monde, il pensa qu’il était de son honneur d’expliquer à ces bourgeois la poésie du spectacle qu’ils avaient sous les yeux, et commença intrépidement un beau discours qui n’en finissait plus, mais qui ne laissa pas de produire un certain effet sur ses auditeurs. Ils étaient obligés de s’avouer qu’aucun d’eux n’aurait pu en faire autant. Malheureusement on n’en a conservé que la dernière phrase qu’on montrait encore, il n’y a pas longtemps, dans un cabinet de curiosités aux amateurs de vieux style.

    « Les molles effluves de la nature endormie donnent à l’âme de ces ébranlements formidables, qui semblent la remuer dans toutes ses profondeurs. Alors, quand le rêve inassouvi... »

    — Tic, tic, tic, tic.

    — Il est neuf heures, s’écria vivement mademoiselle En Retard, qui reprit en toute hâte le chemin des salons, suivie du reste de la société.

    — Oh ! la bonne petite montre que ma marraine m’a donnée là! disait-elle toute joyeuse à son père.

    La belle Fanny avait reçu du ciel une voix enchanteresse, souple, fraîche, étendue, d’un timbre charmant, qui allait réellement à l’âme dans les notes graves. Elle la dirigeait avec tant de goût qu’on aurait juré qu’elle sentait ce qui passait par ses jolies lèvres. Elle eut ce soir-là un véritable triomphe. Le prince Pandolphe était dans l’enthousiasme, et le père l’ayant rencontré au bon moment, au seuil de son cabinet, lui fit signer séance tenante l’autorisation qu’il sollicitait inutilement depuis un an auprès des ministres. Il s’agissait d’une entreprise aussi avantageuse à l’État qu’à l’entrepreneur, et qui traînait dans les bureaux depuis des années. Ce que les raisonnements des hommes les plus importants n’avaient pu obtenir, une jolie voix l’obtenait sans raisonner. Ainsi va le monde !

    On rentra en ville bien avant dans la nuit et le père ne savait comment exprimer à sa fille la reconnaissance qu’il lui avait.

    — Demain matin, lui dit-il, je veux t’emmener chez maitre Jacobus (c’était le joaillier en renom de la ville), et attacher moi-même à ce bras mignon le bracelet de camées antiques que tu m’as demandé l’autre jour. Quand veux-tu y aller ? Dix heures, est-ce trop tôt ?

    — Oh non neuf heures. Depuis que j’ai vu ce bracelet, je meurs d’envie de l’avoir. Il fera sécher de dépit la fille du conseiller, qui en a un presque pareil de forme, mais moitié moins beau.

    — Va pour neuf heures ! Et que ferons-nous de notre matinée?

    — Je veux en rentrant prévenir Fanchon qu’elle ait à m’amener la couturière à dix heures précises. Il faudra que je lui commande quelques robes nouvelles.

    — Tout ce que tu voudras, cher petit rossignol. Le plumage doit être égal au ramage. Et si cela te convient, nous nous mettrons à table à onze heures. J’ai tout un monde à voir demain pour mettre mon affaire en train.

    — Onze heures soit, mon cher père. Mais tu n’oublieras pas de rentrer à temps pour me conduire au bal du baron, qui témoignait tout à l’heure un tel désir de nous avoir.

    — Sois tranquille, pour rien au monde je ne voudrais pas faire attendre une perle de petite fille comme toi.

    Et ainsi devisant, se choyant, se complimentant, le père et la fille rentrèrent au logis, où ils s’endormirent d’un sommeil doré, un sommeil de cent mille ducats. Le lendemain matin, vers neuf heures, la demoiselle ne dormait plus ; niais elle se berçait complaisamment dans ce demi-réveil, si cher aux paresseux, bien plus agréable que le vrai sommeil, parce qu’on se sent dormir, et qu’on jouit du lit en connaissance de cause.

    — Tic, tic, tic, tic.

    — Ah! je sais; c’est l’heure du bracelet. Un peu de patience ! Encore seulement cinq minutes !

    — Tic, tic, tic, tic.

    — Allons, c’est bien, petite tapageuse ; j’obéis. De fait, je suis un peu pressée de l’avoir ce bracelet.

    Elle se leva d’assez bonne grâce, s’habilla plus lestement qu’à l’ordinaire, et il n’était pas encore neuf heures et demie quand elle entra dans la boutique de maitre Jacobus, appuyée au bras de son père, qui se montrait encore plus aimable que la veille. Il avait rêvé toute la nuit de son triomphe.

    Acheter le bracelet, ce fut bientôt fait ; mais le joaillier, qui savait son métier, montra, comme par hasard, quelques écrins qui se trouvaient sous sa main. Il avait des colliers de perles, entremêlées à distance de gros rubis, qui étaient d’un effet inouï ; des parures de saphirs, montés sur argent, à faire rêver une princesse ; des rivières de diamants, presque aussi beaux que des gouttes de rosée. Les yeux de la demoiselle s’étaient allumés ; et comme le père souriait d’un air approbateur, elle entama bientôt avec Jacobus une conférence très animée, qui n’avait encore abouti à rien de sérieux, quand l’aiguille de la grande horloge qui était au fond de la boutique arriva sur dix heures.

    — Tic, tic, tic, tic.

    —Merci de votre avis, ma chère : la couturière attendra.

    — Tic, tic, tic, tic.

    — C’est insupportable ! On ne peut plus avoir l’esprit à rien.

    Elle défit sa montre, et la tendit à son père.

    — Je t’en prie, mon cher père, mets cela dans ta poche. C’est gênant.

    Il prit la montre, et apercevant un ami qui passait dans la rue, il alla vers la porte pour lui parler.

    — Tac, tac, tac, tac.

    La montre grossissait sa voix, forcée qu’elle était de se faire entendre de plus loin. Les gens se retournaient déjà dans la boutique, et demandaient d’où venait ce bruit. Il fallut couper court aux pourparlers, et la couturière fut dispensée d’attendre outre mesure. Mais bien lui en prit d’être loin, tout innocente qu’elle était, car on lui envoya en remettant le pied dans la rue, des compliments qui n’étaient pas des plus aimables.

    Pourtant toute cette mauvaise humeur tomba quand la couturière eut étalé ses étoffes et montré ses patrons. On convint d’abord d’une robe de damas gris, relevée d’une garniture de points d’Alençon ; puis d’un manteau de velours grenat, avec une broderie en or ; puis d’un déshabillé de mousseline des Indes, qui aurait pu passer dans une bague d’enfant. On allait voir autre chose, quand un coup d’œil jeté sur la pendule avertit la demoiselle que l’heure du déjeuner approchait.

    — Cette maudite montre va encore nous déranger, se dit-elle.

    Et passant, sous un prétexte, dans la pièce voisine, elle y cacha le cadeau de sa marraine au fond d’une armoire.

    Mais à peine avait-elle eu le temps d’entamer une nouvelle négociation, que la couturière tourna vivement la tète.

    — Toc, toc, toc, toc.

    — Qu’est cela, bon Dieu ! mademoiselle ? On dirait qu’on enfonce une armoire.

    — Ce n’est rien, ma chère ; continuons.

    — Toc, toc, toc, toc.

    — Bien sûr, il y a là quelqu’un. Est-ce qu’un voleur serait entré chez vous ?

    — Ce n’est rien, vous dis-je; déployez ce coupon.

    — Toc, toc, toc, toc.

    La montre allait toujours plus fort; et la couturière, à demi-morte de peur, était hors d’état de prêter la moindre attention à ce qu’on lui disait. Il fallut la renvoyer et descendre dans la salle à manger, où le père, pressé d’aller voir son monde, faisait déjà le tour de la table, en se promenant à grands pas.

    — Ah ! c’est bien aimable à toi, ma chère Fanny, d’être aussi exacte. Mon temps est précieux aujourd’hui.

    Et l’embrassant tendrement, il la conduisit à sa place, où la vue d’un bon déjeuner, et les amitiés de son père, lui firent bientôt oublier sa dernière contrariété

    Comme le déjeuner commençait, un domestique vint annoncer que le père Valentin demandait s’il ne pourrait pas parler à Mademoiselle.

    C’était un vieux homme, bien malheureux, qu’elle protégeait, comme protègent les petites-maîtresses. On lui en avait parlé, un jour qu’elle était en veine de sensibilité, et elle l’avait comme adopté, sans trop se dire ce qu’elle voulait faire pour lui. De temps à autre, quand la misère le serrait de trop près, il se présentait à elle, et ne s’en allait jamais, il faut l’avouer, les mains vides. Cette fois, il venait mal, car Monsieur n’avait pas de temps à perdre, et n’entendait pas qu’on interrompît le déjeuner.

    — Dites-lui de revenir à deux heures, dit la demoiselle. Et elle se promit, vu la bonne aubaine de la veille, d’être généreuse.

    Malheureusement, en remontant dans sa chambre, elle y trouva un livre nouveau que le libraire venait d’envoyer. Il était d’un auteur des plus à la mode, et le su tt en était saisissant au possible. C’était une femme, belle comme un ange, qui se trouvait justifiée de tous les crimes, parce que son mari n’était pas parfait. En couper les premières pages, et se plonger dans un fauteuil, le précieux livre à la main, ce fut l’affaire d’une seconde.

    D’émotions en émotions, on approchait du moment critique où le sort de l’intéressante héroïne allait se décider, quand la montre, consultée, marqua une heure trois quarts.

    Fanchon fut sonnée immédiatement.

    — Cet ennuyeux père Valentin va nous arriver, avec ses histoires qui ne finissent jamais. Dites-lui que je n’y suis pas.

    Et la fatale montre lui revenant à l’idée :

    — Attendez ; prenez cette montre, et portez-la dans le fond de la cave, que j’en sois débarrassée.

    Puis elle reprit avidement la lecture de ces pages émouvantes, si remplies d’utiles leçons.

    Deux heures allaient sonner quand le père Valentin se présenta pour la seconde fois. Le pauvre homme n’avait pas mangé depuis deux jours, et il eut le cœur bien gros, quand on lui signifia que Mademoiselle n’était pas là pour lui. Il essuya, du coin de sa manche, une larme qui allait rouler sur sa joue, et déjà il saluait bien humblement pour s’en retourner, quand tout sauta en l’air dans la maison.

    — Paf, paf, paf, paf.

    C’étaient comme autant de coups de pistolet, tirés à bout portant, et les voisins commencèrent à pousser de grands cris, croyant qu’on se fusillait dans les appartements.

    Fanchon courut à sa maîtresse, qui avait déjà jeté le livre.

    — Entendez-vous, mademoiselle?

    — Paf, paf, paf, paf.

    — Et oui ! j’entends. Je parierais que c’est la montre qui fait des siennes. Un joli cadeau que j’ai eu là !

    — Paf, paf, paf, paf.

    — Allons, j’y vais.

    Elle se leva pour aller recevoir son protégé, et tout rentra dans le silence. Je dois dire à sa louange que le pauvre père Valentin ne fut pas victime de la violence faite à sa protectrice. La demoiselle ne l’eut pas plus tôt aperçu, avec ses yeux mouillés de larmes et ses joues creusées par la faim, qu’elle se sentit remuée, car elle n’avait pas mauvais cœur au fond. Elle l’accueillit de son plus charmant sourire lui fit servir à manger, l’écouta, le consola, le renvoya avec une bourse bien garnie, et remonta chez elle le coeur léger, plus heureuse assurément que si elle avait eu le loisir de lire jusqu’au bout son beau livre.

     

    La Montre enchantée - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    — Allez chercher cette montre, dit-elle à Fanchon, et revenez m’habiller, car il faut songer à se préparer pour ce bal, si je ne veux pas être encore carillonnée.

    Les préparatifs durèrent longtemps, comme vous pouvez le penser. Enfin tout était terminé, et l’on allait partir quand une grosse carriole, qui dansait à grand bruit sur le pavé, s’arrêta devant la porte. Une vieille paysanne en descendit qui demanda à haute voix où était son enfant, sa chère petite Fanny, qu’elle voulait revoir encore une fois avant de mourir. C’était sa nourrice qu’une affaire imprévue appelait de son village, situé à bien des lieues de la ville, et qui devait repartir le lendemain. Il y avait tout à parier que pareille occasion ne se présenterait plus pour elle, et quand elle apprit que sa chère petite partait pour le bal, elle poussa de grands cris, et se mit à maudire sa mauvaise chance.

    Fanny avait toujours gardé un bon souvenir de sa nourrice, qu’elle avait souvent revue dans son enfance. Elle la serra tendrement dans ses bras, et lui laissa même friper un peu sa toilette, ce qui n’est pas la marque d’une petite affection chez une dame. Voyant que rien ne pouvait apaiser son désespoir, elle lui promit solennellement de ne faire qu’une apparition à ce bal, et de revenir avant la fin de la soirée ; et véritablement c’était à ce moment-là son intention, car la douleur de cette bonne vieille lui faisait mal. Sur cette promesse la nourrice se calma. On l’installa sur un canapé devant un petit dîner, et fouette cocher ! Voilà Monsieur et Mademoiselle partis pour le bal.

    Le mouvement de la voiture et la fraîcheur du soir refroidirent en route l’émotion du premier moment. Ce bal était le dernier de la saison, et la fille du conseiller devait y venir avec ce bracelet qu’on se réjouissait tant d’éclipser. Bien que légèrement chiffonnée, la toilette qu’on avait ne devait guère trouver de rivales, et c’était vraiment trop dommage d’avoir passé tant d’heures à préparer un triomphe de dix minutes. Toute réflexion faite, on convint avec soi-même que la soirée serait donnée au bal, mais qu’on rentrerait à minuit sonnant.

    Il vint une terreur à la suite de ce bel arrangement. Ce n’était pas là précisément ce qui avait été promis ; et si la montre allait le trouver mauvais ! Quel scandale dans cette imposante réunion, où toutes les illustrations de la cour et de la ville étaient attendues ! Un mot dit au cocher fit tourner les chevaux du côté des remparts, et quand on fut arrivé tout auprès, une petite main, qui se jouait près de la ceinture, détacha tout doucement la montre, et la lança en cachette de l’autre côté du mur.

    — Enfin ! dit-elle avec un soupir de soulagement, je n’en entendrai plus parler.

    L’entrée de la demoiselle fit sensation. Elle avait surtout dans les cheveux une certaine branche de verveine dont la baguette était en or, les feuilles en malachite et les fleurs en améthystes, qui eut un succès prodigieux. C’était un peu lourd sur la tête ; mais on le portait légèrement. La fille du conseiller aperçut le bracelet de camées, et pâlit sous son fard : cela valait bien les embrassades de toutes les nourrices du monde.

    Pourtant la joie de la jolie danseuse ne fut pas sans trouble tout d’abord. Il lui semblait parfois entendre des sons étranges qui couraient sourdement dans l’air, faussaient pour elle les notes de l’orchestre, et lui faisaient perdre la mesure. Étaient-ce le dernier gémissement de l’amie importune qu’on avait jetée au loin ? Qui le savait? Bientôt la chaleur du bal lui monta à la tête, et tout fut oublié. Minuit sonnant la trouva haletante, l’œil en feu, la taille entourée par le bras du plus brillant valseur du bal, un colonel tout jeune encore, avec de fines moustaches en crochet, et une balafre coquette, rapportée de la guerre, qui était du meilleur air.

    — Boum ! boum ! boum ! boum !

    L’orchestre s’arrêta subitement. Les coups de tonnerre (on ne pouvait trouver d’autre terme de comparaison} se succédaient sans interruption, et toute la ville fut sur pied en une minute. Déjà les bonnes femmes criaient que la fin du monde était arrivée. La malheureuse Fanny comprit sur-le-champ ce que c’était ; et dans l’effroi qui s’empara d’elle, elle perdit la tête. Au lieu de retourner tranquillement chez elle, ce qui eut mis fin à cet horrible vacarme, elle s’élança, folle d’épouvante, dans la rue, et courut de toute sa vitesse à l’endroit d’où il partait. Les rues étaient désertes ; mais déjà toutes les maisons s’étaient illuminées. Des gens effarés se montraient aux fenêtres, dans tous les costumes possibles, et interrogeaient timidement l’obscurité du ciel pour deviner ce qui allait arriver.

    Et les boum ! boum ! allaient toujours leur train, augmentant de force à chaque coup.

    Cette-jeune fille éperdue, qui courait seule dans la rue, en toilette de bal, attira tous les regards. D’une maison l’autre on se demandait qui ce pouvait être. Elle tomba dans une compagnie de pompiers qui faisait sa ronde avec des torches, pour voir si le feu n’avait pas pris quelque part, et le farceur de la troupe, lui ayant mis sa torche sous le nez, s’écria en riant

    — Tiens ! c’est mademoiselle En Retard qui a perdu l’heure, et qui court après.

    Elle arriva aux portes hors d’haleine, et eut bien de la peine à se les faire ouvrir. Enfin elle put descendre dans le fossé, où elle n’eut pas à chercher longtemps. Les coups de tonnerre la guidaient aussi bien qu’eût pu le faire la plus éclatante lumière. Déjà elle avait saisi la terrible montre, et, dans sa fureur, elle s’apprêtait à la briser contre les pierres du mur, quand elle sentit une main qui pesait sur son bras. Elle se retourna et vit sa marraine, qui d’un doux ton de reproche:

    — Que veux-tu faire, mon enfant ? Tu n’y parviendras jamais.

     

    La Montre enchantée - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    Elle prit la montre, qui se tut aussitôt, et la repassa au cou de sa filleule, toute tremblante de repentir et de honte.

    — La violence ni la ruse ne peuvent rien, dit-elle, contre ce que je t’ai donné. Le seul parti à prendre, c’est d’obéir; et tu t’en trouveras toujours bien.

    A l’instant même, la demoiselle se trouva transportée dans son salon, tenant les mains de sa vieille nourrice qui pleurait de tendresse, et qui lui parut cent fois plus belle que le joli colonel.

    Je n’ai pas besoin de vous dire que ce fut son dernier essai de révolte contre le tyran protecteur qu’elle portait à sa ceinture, et qui lui valut plus d’une fois de bien douces jouissances, en la forçant de sacrifier ses fantaisies à son devoir.

     

    ——————

     

    S’il y a ici des enfants qui aient reçu aussi de leurs marraines de ces petites montres qui font tic, tic, quand on oublie son devoir, je leur conseille de se rappeler toujours l’histoire de mademoiselle En Retard. Essayer de se cacher ses fautes à soi-même, c’est le meilleur moyen d’attirer sur elles l’attention de tout le monde ; et plus sûre paraît la cachette qu’on imagine, plus grand est le bruit qu’elles font.

     

     


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    LE PETIT HOMME 

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

     

    Il était une fois un homme qui était tout petit, tout petit. Bien pris du reste dans sa petite taille, il portait haut la tête, et ne perdait pas une ligne de ses avantages ; mais il avait beau se redresser, il n’y avait pas à dire, il était tout à fait petit.

    Il avait pour voisin un des hommes les plus grands qu’on eût jamais vus, et bien qu’ils vécussent en assez bonne intelligence, c’était un sujet de dépit sans cesse renaissant pour le petit homme que ce voisinage injurieux pour lui. Il n’était pas de sarcasmes qu’il n’inventât contre les hommes trop grands, et, partant de ce principe incontestable que le mérite ne se mesure pas à la taille, il en concluait invariablement que les petits hommes sont bien supérieurs aux autres.

     

    Le petit Homme - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    Le grand voisin, qui était bon comme le bon pain, le laissait dire sans se fâcher. Il levait bien parfois un peu les épaules ; mais cela se passait si fort au-dessus de la tête de l’orateur que celui-ci n’en voyait jamais rien. Quand ils marchaient ensemble dans la rue, le grand poussait même la condescendance jusqu’à prendre le bras du petit pour avoir l’air de s’appuyer sur lui. Il laissait tomber son bras le long du corps, et passait sa grosse main sous l’épaule de l’autre, qui arrondissait le coude tant qu’il pouvait.

    Ils allèrent un beau jour d’été se promener au loin dans la campagne, et après bien des tours et des détours, comme ils s’en retournaient déjà un peu fatigués, ils se trouvèrent tout à coup en face d’une petite rivière qui leur barrait le passage. On apercevait bien un pont ; mais c’était à une bonne demi-lieue plus loin. L’eau était claire et limpide, et, à première vue, en regardant les cailloux blancs et les mousses qui en couvraient le fond, on pouvait juger qu’elle n’avait pas plus de quatre à cinq pieds de profondeur dans les endroits les plus bas.

    — Voilà qui se trouve bien, s’écria le grand voisin ; j’avais envie de prendre un bain; je vais traverser ce ruisseau-là.

    Et il commença à ôter ses habits dont il fit un paquet qu’il prit à la main.

    — Voulez-vous monter sur mon dos, mon ami ? dit-il alors à son compagnon.

    L’autre s’indigna grandement, et lui demanda s’il le prenait pour un enfant

    — Il me semble que j’ai des jambes aussi bien que vous, continua-t-il, et que je suis en état de marcher.

    — Alors vous ferez bien d’aller chercher le pont que l’on voit là-bas. Je vous attendrai de l’autre côté.

    Le petit homme était furieux.

    — Ce grand Goliath aurait-il la prétention de m’humilier ? murmura-t-il entre ses dents. Je lui montrerai que je le vaux bien. Où un homme a passé, un autre homme peut passer aussi.

    Là-dessus, il se déshabilla à son tour, et entra bravement dans la rivière, son paquet à la main.

    A peine entré, il se trouva dans l’eau jusqu’au menton.

    Ses habits, qu’il tenait élevés au-dessus de sa tête, demeuraient pourtant à peu près secs ; mais ayant fait un faux pas, il ramena involontairement sa main à lui, et, pour commencer, le précieux paquet prit un bain complet. Bientôt, l’eau devenant plus haute, notre homme perdit tout à fait pied, et le courant allait l’entraîner, quand le voisin, qui de l’autre bord le regardait faire, avança dans l’eau ses grandes jambes, étendit son grand bras, et, saisissant l’imprudent par les cheveux, le ramena sain et sauf à terre.

     

    Le petit Homme - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    Il fallut attendre plus d’une heure pour faire sécher au soleil les habits du petit homme, et pendant que les habits séchaient, il eut tout le temps de faire ses réflexions.

    — Les petits valent les grands, dit-il enfin quand il se fut habillé; cela je le soutiendrai jusqu’à mon dernier souffle : mais ils ne peuvent pas faire les mêmes choses.

     

    Le petit Homme - Jean Macé (Contes du Petit-Château)



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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    Autres versions :

    - version poitevine http://cuncheull.free.fr/poulet.htm

    - webinstit (version ?) : http://webinstit.net/album/albumpdf/moitie_de_poulet_textes.pdf

    - version auvergnate : http://books.google.fr/books?id=gUNAnIddMnAC&lpg=PP1&hl=fr&pg=PA33#v=onepage&q&f=false

    Sur le blog :

    - Marcel Berry, Une semaine avec... CE, chap. 8

    - Rallye-Lecture de Mufab : Contes Niveaux 2 et 3 (texte + QCM).


    LA MOITIÉ DE POULET

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Voici une histoire qui se racontait autrefois dans le pays de Montbéliard. C’est un conte de bonne femme; mais il amusait beaucoup les enfants.

    Il y avait une fois une Moitié de Poulet qui, à force de travailler et d’économiser, avait amassé cent écus. Le roi, qui avait toujours besoin d’argent, ne l’eut pas plus tôt appris, qu’il vint les lui emprunter, et la Moitié de Poulet était bien fière dans les commencements d’avoir prêté de l’argent au roi.

     

    La Moitié de Poulet - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    Mais il vint une mauvaise année, et elle aurait bien voulu ravoir son argent. Elle avait beau écrire lettre sur lettre tant au roi qu’à ses ministres, personne ne lui répondait. À la fin elle prit la résolution d’aller chercher elle-même ses cent écus, et se mit en route pour le palais du roi.

    Chemin faisant, elle rencontra un renard.

       Où vas-tu, Moitié de Poulet ?

    — Je vais chez le roi. Cent écus me doit.

       Prends-moi avec toi.

    — Point de façon ne ferai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.

    Le renard entra dans son cou, et la voilà partie, toute joyeuse d’avoir fait plaisir au renard.

    Un peu plus loin elle rencontra un loup.

    — Où vas-tu, Moitié de Poulet?

    — Je vais chez le roi. Cent écus me doit.

    — Prends-moi avec toi.

    — Du plaisir en aurai. Entre dans mon cou, je t’y porterai.

    Le loup entra dans son cou, et la voilà partie encore une fois. C’était un peu lourd ; mais la pensée que le loup était content de voyager lui donnait du courage.

    Comme elle approchait du palais, elle trouva sur sa route une rivière.

       Où vas-tu, Moitié de Poulet ?

       Je vais chez le roi. Cent écus me doit.

    — Prends-moi avec toi.

    — Bien des charges j’ai. Si tu peux tenir dans mon cou, je t’y porterai.

    La rivière se fit toute petite et se glissa dans son cou.

    La pauvre petite bête avait bien de la peine à marcher; mais elle arriva pourtant à la porte du palais.

    Toc ! toc ! toc !

    Le portier passa la tête par son carreau.

     

    La Moitié de Poulet - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    — Où vas-tu, Moitié de Poulet ?

    — Je vais chez le roi. Cent écus me doit.

    Le portier eut pitié de la petite bête, qui avait un air tout innocent.

    — Va-t’en, ma bellotte. Le roi n’aime pas qu’on le dérange. Mal en prend à qui s’y frotte.

    — Ouvrez toujours; je lui parlerai. Il a mon bien ; il me connaît bien.

    Quand on vint dire au roi que la Moitié de Poulet demandait à lui parler, il était à table, et faisait bombance avec ses courtisans. Il se prit à rire, car il se doutait bien de quoi il s’agissait.

    Zone de Texte: w s`  Ouvrez à ma chère amie, répondit-il, et qu’on la mette dans le poulailler.

    La porte s’ouvrit, et la chère amie du roi entra tout tranquillement, persuadée qu’on allait lui rendre son argent. Mais au lieu de lui faire monter le grand escalier, voilà qu’on la mène vers une petite cour de côté ; on lève un loquet ; on la pousse, et crac ! ma Moitié de Poulet se trouve enfermée dans le poulailler.

    Le coq, qui piquait dans une épluchure de salade, la regarda d’en haut sans rien dire. Mais les poules commencèrent à la poursuivre et à lui donner des coups de bec. Il n’y a pas de bête plus cruelle que les poules quand il leur vient des étrangers sans défense.

    La Moitié de Poulet, qui était une petite personne paisible et rangée, habituée chez elle à n’avoir jamais de querelles, se trouva bien effrayée au milieu de tant d’ennemies. Elle courut se blottir dans un coin, et cria de toutes ses forces :

    — Renard, renard, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

    Le renard sortit de son cou, et croqua toutes les poules.

    La servante qui portait à manger aux poules ne trouva plus que les plumes en arrivant. Elle courut pleurant prévenir le roi, qui se fâcha tout rouge.

    — Qu’on enferme cette enragée dans la bergerie, dit-il.

    Et pour se consoler il fit apporter d’autres bouteilles.

    Une fois dans la bergerie, la Moitié de Poulet se vit encore plus en péril que dans le poulailler. Les moutons étaient les uns par-dessus les autres, et menaçaient à chaque instant de l’écraser sous leurs pieds. Elle était enfin parvenue à s’abriter derrière un pilier, quand un gros bélier vint se coucher là, et faillit l’étouffer dans sa toison.

    — Loup, cria-t-elle, loup, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

    Le loup sortit de son cou, et en un clin d’œil étrangla tous les moutons.

    La colère du roi ne connut plus de bornes quand il apprit ce qui venait de se passer. Il renversa les verres et les bouteilles, fit allumer un grand feu, et envoya chercher une broche à la cuisine.

    — Ah ! la scélérate ! s’écria-t-il, je vais la faire rôtir pour lui apprendre à tout massacrer chez moi.

     

    La Moitié de Poulet - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    On amena devant le feu la Moitié de Poulet, qui tremblait de tous ses membres ; et déjà le roi la tenait d’une main, et la broche de l’autre, quand elle se dépêcha de murmurer :

    — Rivière, rivière, sors de mon cou, ou je suis un petit poulet perdu.

    La rivière sortit de son cou, éteignit le feu, et noya le roi avec tous ses courtisans.

    La Moitié de Poulet, restée maîtresse du palais, chercha en vain ses cent écus : ils avaient été dépensés, et il n’en restait trace. Mais comme il n’y avait plus personne sur le trône, elle monta dessus à la place du roi, et le peuple salua son avènement avec de grands cris de joie. Il était tout enchanté d’avoir une reine qui savait si bien économiser.

    L’histoire paraîtra peut-être bien un peu extraordinaire; mais j’en ai cherché la morale avant de lui faire l’honneur de vous la raconter. Il y en a une qui saute aux yeux tout d’abord, à savoir qu’il ne fait pas bon prêter son argent aux dépensiers : ce n’est pas la bonne. La vraie morale, c’est qu’il est bon de se montrer complaisant avec les gens. On a l’air quelquefois absurde, mais on est toujours récompensé.


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

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    Friquet et Friquette - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    FRIQUET & FRIQUETTE

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

     

    I

     

    Friquet aimait bien sa petite sœur Friquette ; mais il n’avait pas de plus grand plaisir que de la taquiner. Friquette aimait bien aussi son frère ; mais si l’occasion se présentait de lui faire une niche, elle ne la manquait pas. De là, des bouderies sans fin, des pleurs, des colères, et même, j’ai honte de le dire, des tapes et des égratignades, ce qui est toujours vilain, mais bien plus encore entre frère et sœur. Ils ne savaient pas, les méchants enfants, combien ils faisaient de peine à leur maman, qui aurait tant voulu les voir toujours gais et de bonne humeur, et qui pleurait bien souvent en cachette du chagrin que lui faisait leur conduite.

    La vraie cause de toutes ces disputes, je vais vous la dire. Monsieur Friquet était tout fier d’être un homme; et, en raison de cette haute position, il n’imaginait pas qu’une petite fille pût jamais lui résister. De son côté, mademoiselle Friquette avait entendu dire qu’on doit toujours céder aux dames ; et, dame étant, elle voulait profiter tout à son aise d’un aussi beau privilège. Il était difficile de faire vivre ensemble des prétentions si opposées, si bien que, tout en s’aimant au fond réellement, le frère et la sœur étaient à chaque instant comme chien et chat.

    Friquet était un gros garçon qui avait déjà de bons petits poings, et la force était de son côté. Friquette était une jolie petite fille, un peu délicate, fine et rusée, et qui reprenait son avantage par l’esprit, dont elle avait à revendre. Vous raconter tous les mauvais tours qu’ils se jouaient mutuellement, à Dieu ne plaise! C’est quelque chose de si triste que la méchanceté entre frère et sœur que je n’aurais aucun plaisir à le dire, ni vous à l’écouter.

    Pourtant il faut que vous sachiez qu’un certain jour de printemps, comme les deux enfants étaient dans le jardin avec leur mère, l’idée vint à Friquette de demander un petit coin de terre, pour se faire un jardin à elle, et, le coin de terre lui ayant été accordé sur-le-champ, Friquet voulut aussi avoir le sien, non pas précisément qu’il en eût grande envie, mais pour ne pas avoir moins que sa sœur. C’était une des grandes sources de leurs querelles que ce mauvais sentiment de jalousie, si vil et si honteux, qui ne permettait pas à l’un d’être témoin d’un plaisir de l’autre sans le lui envier, au lieu de s’en réjouir pour lui. Les enfants qui ont bon coeur ne le connaissent pas, ce sentiment, et, pour récompense, le bonheur des autres les rend heureux, tandis qu’il rend malheureux les jaloux, qui n’ont vraiment que ce qu’ils méritent.

    Pour en revenir à maître Friquet, à peine eut-onfait la distribution des jardins, qu’il courut à la logette du jardinier où l’on gardait des outils légers à l’usage du grand-papa, qui se plaisait de temps en temps à travailler dans les plates-bandes. Petite bêche, petite pioche, petit râteau, et jusqu’à un joli plantoir effilé qui servait au grand-papa à mettre en terre les oignons de tulipe, en un clin d’œil il eut fait rafle de tout, et, déposant ce butin sur son terrain, il ne voulut jamais permettre à la pauvre Friquette d’en approcher. Elle eut beau prier, il fit la sourde oreille ; et bien qu’elle eût réussi à mettre la main sur un outil, pendant qu’il avait le dos tourné, elle n’en profita guère, car il se jeta sur elle sans la moindre galanterie, et le lui arracha brutalement des mains. J’ai vu quelquefois des petits garçons brutaliser ainsi leurs sœurs, et je me rappelle très bien qu’ils s’en sont toujours repentis.

    Cette fois ce fut la malice de Friquette qui punit le vilain brutal, et réellement ce ne fut pas très beau non plus, car malice ne vaut pas mieux que brutalité. La maman, appelée pour recevoir une visite, avait quitté le jardin; et la petite fille, laissée sans défense vis-à-vis de son despote, s’était vue réduite à traîner péniblement jusqu’à sa propriété une grosse bêche, presque aussi lourde qu’elle, avec laquelle elle s’efforçait de retourner sa terre tant bien que mal, non sans rêver aux moyens de se venger. Bientôt Friquet, amplement pourvu de tout ce qu’il lui fallait, eut bêché, ratissé, préparé à plaisir une jolie place, et il commença à parler d’ensemencer, en fin cultivateur qu’il était.

    — Je vais aller te chercher des semences, dit Friquette qui s’élança vers la maison, le laissant ébahi d’une si prompte complaisance.

    La petite rusée écoutait tout ce qui se disait devant elle, et retenait tout ce qu’elle entendait. Or elle avait entendu dire à son père, un jour qu’on causait jardinage à table, que les semences exposées à une trop grande chaleur perdent la faculté de germer, et ne produisent pas plus de fleurs, ni de légumes, que si l’on mettait en terre des petits cailloux. Elle courut vite au tiroir où l’on serrait les graines des fleurs, fit sa provision, et revint avec des paquets étiquetés qu’elle présenta d’un petit air innocent au trop confiant Friquet. Elle se garda bien de lui dire qu’avant de retourner au jardin elle avait passé par la cuisine, qui se trouvait justement vide pour l’instant, et qu’elle avait laissé les paquets cinq minutes dans le four, à côté du rôti qui cuisait pour le dîner. Ils étaient bien un peu roussis ; mais on n’y fit pas attention.

    — Merci, dit Friquet qui voulut répondre à sa politesse. Veux-tu que j’en mette dans ton jardin?

    — Oh non ! il n’est pas encore arrangé, et cette bêche me fatigue trop. J’en ai assez.

    Là-dessus elle rentra dans la maison pour rire tout à son aise, pendant que mon Friquet alignait consciencieusement sa graine d’attrape, et combinait en artiste les fleurs qui devaient infailliblement pousser dans un jardin aussi bien préparé.

    Friquette avait une charmante poupée, la confidente de tous ses chagrins et de toutes ses joies, une amie comme elles devraient être toutes, qui ne la contrariait jamais, demeurait où on la plaçait, et lui laissait toujours la parole. Ce n’est pas beaucoup la peine d’avoir fait une méchanceté si l’on n’a personne â qui la raconter. A peine rentrée, Friquette prit la poupée dans ses bras, et, pour ne pas être dérangée, l’emporta dans une chambre d’en haut, où l’on serrait le linge. Elle la mit debout contre une des grandes armoires, et s’asseyant en face d’elle sur un petit tabouret, elle commença à lui raconter l’histoire du jardin, mais avec tant de détails et ornée de si jolies réflexions, que jamais poupée ne fut haranguée d’aussi belle façon.

    Cependant Friquet avait enfoui ses précieuses graines jusqu’à la dernière. Il ne lui restait plus qu’à voir venir les fleurs, et, l’ennui le prenant d’être seul, il jugea convenable d’inviter sa sœur à un autre jeu. Les siens n’étaient pas trop variés, je dois le dire. Tantôt on jouait au cheval ; et c’était lui naturellement qui tenait le fouet. Tantôt on jouait au voleur ; et, comme porteur de l’autorité, c’était encore lui qui faisait le gendarme. Ou bien on essayait d’une partie de cache-cache ; mais la plupart du temps elle n’allait pas loin, parce qu’il voulait toujours se cacher, et cela finissait invariablement par une révolte. En raison de ses habitudes bien connues, la petite sœur n’avait pas beaucoup d’enthousiasme pour ces jeux-là; aussi, quand elle l’entendit appeler :

    — Friquette! Friquette! par toute la maison, elle ne bougea pas plus qu’un soliveau, et continua tranquillement le duo à une seule voix qu’elle exécutait avec la chère poupée.

    A la fin, à force de fureter, l’habile jardinier pénétra dans la chambre au linge, et grande fut son indignation contre la rebelle qui préférait à l’honneur de jouer avec lui la compagnie d’une sotte poupée. D’un bond, il sauta sur la petite amie qui lui faisait concurrence, et la fit galoper par toute la chambre, en l’agitant triomphalement au-dessus de sa tête. Mais sur ce chapitre-là Friquette n’entendait pas raillerie. Elle était alors comme une lionne à qui les chasseurs ont pris ses petits; et elle commença une poursuite furieuse, cherchant à effrayer le ravisseur de ses cris, et le menaçant de ses petits ongles pointus qu’il connaissait parfaitement. L’autre était leste comme un singe. Se voyant serré de trop près, il sauta sur la table qui était rangée contre l’armoire du milieu, tira une chaise à lui, sauta dessus, et en moins de temps que je n’en mets à vous le raconter, il était juché sur le haut de l’armoire, et poussait un cri de victoire, en frottant au plafond le nez de la poupée qui ne s’en releva jamais.

    Friquette était hors d’elle; mais elle ne perdit pas la tête. Vite, elle enleva la chaise, poussa la table avec une force que la colère seule pouvait lui donner ; et voilà mon Friquet prisonnier là-haut, en tête-à-tête avec le plafond. Alors, avec une éloquence enflammée, elle lui reprocha amèrement sa conduite ; et, dans l’emportement du discours, elle lui révéla le fatal secret qui réduisait à néant toutes ses espérances. Elle avait bien compté d’abord le garder pour elle, afin de se ménager la longue joie de le voir faire son inspection tous les matins, et prendre toutes les mauvaises herbes, l’une après l’autre, pour les fleurs qu’il attendait. Mais les colères de certaines petites demoiselles ont des impétuosités qui balayent tous les calculs, si mauvais qu’ils soient ; et elles sont en cela meilleures que nous, les chères créatures ! leur imprudence rachète leur malignité.

    Quand Friquet apprit l’horrible vérité, il bondit de rage sur son armoire; mais, hélas! que faire? Son ennemie ne se sentait que trop bien hors de portée. Elle répondit à ses imprécations par un geste dédaigneux, et sortit majestueusement, en l’abandonnant à son malheureux sort.

    Il se fit bientôt délivrer, car il commença à faire un tel vacarme, hurlant comme un diable en cage, et trépignant si fort contre les parois sonores de l’armoire, que la maison entière en trembla. La maman accourut tout effrayée, et la vieille dame qui lui rendait visite s’empressa de la suivre, car elle avait cru dès l’abord à un malheur. Elles se mirent à rire toutes les deux, en apercevant le bel oiseau sur son perchoir, et au moyen d’une échelle lui rendirent aussitôt la liberté.

    — Que faisais-tu là, mon pauvre Friquet ? lui dit la vieille dame.

    L’enfant voulut parler ; mais la colère et la honte le suffoquaient. Sa mère avait cessé de rire en voyant son regard sombre et sa figure bouleversée, et un profond chagrin s’était emparé d’elle : elle avait compris que c’était encore un tour de sa sœur. Elle tenait le pauvre petit sur ses genoux, et s’efforçait de le calmer avec de douces paroles, et de tendres baisers, pour savoir de lui ce qui s’était passé. Mais il se laissait faire, et ne desserrait pas les dents:

    — Je vois bien qu’il faut aller chercher mademoiselle Friquette, dit la dame qui se mit en quête de la coupable.

    Cette dame n’était rien moins que la célèbre fée Blanchette, ainsi nommée parce que ses cheveux avaient blanchi de bonne heure, en signe de la grande sagesse qui lui était venue prématurément. La fée Blanchette avait le don inestimable de corriger les enfants méchants. D’un coup d’œil elle jugeait d’où partait le mal, et ils ne savaient pas résister à sa manière de les regarder. Il faut dire aussi qu’elle les aimait de tout son coeur, ce qui lui donnait un grand avantage sur eux, car l’enfant le plus rebelle se laisse facilement dompter par une volonté ferme, quand il sent qu’il y a de l’amour derrière. De l’amour, les mères en ont assez, et au-delà; niais c’est la volonté qui n’est pas toujours devant. Et puis Blanchette était fée, ce qui explique tout.

    Elle reparut bientôt tenant la petite fille par la main, et l’emmena devant son frère dont elle n’approchait pas sans une certaine crainte.

    — Qu’avez-vous fait, mademoiselle ? lui dit-elle d’une voix sévère.

    — C’est lui qui m’a pris ma poupée et qui me l’a tout abîmée!

    — Non, c’est elle ! s’écria Friquet qui recouvra subitement la parole. Elle est allée chauffer des graines au four et me les a données pour qu’il ne pousse rien dans mon jardin.

    — Pourquoi aussi as-tu pris tous les outils pour toi? Tu m’as tout écorché la main en -m’arrachant la petite bêche.

    Et les deux enfants, s’animant au récit de leurs griefs réciproques, s’attaquaient des yeux et du geste, et se mettaient bec à bec, comme deux petits coqs qui vont se battre.

    — Laissez-moi faire, dit la fée.

    Elle prit le petit garçon et le leva en l’air de toute la hauteur de ses bras. Ensuite elle enleva de terre également la petite fille, en la regardant tendrement. Puis elle les plaça tous deux sur les genoux de leur maman qu’elle embrassa au front.

     

    Friquet et Friquette - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    — Adieu, chère dame, dit-elle. Ayez bon espoir; vous me reverrez dans un an.

    Et comme elle allait sortir, elle se retourna vers les enfants

       Surtout, dit-elle, je vous défends de rien dire à personne.

     

    II

     

    Dire quoi? Vous ne le devineriez jamais.

    Friquet se regardait : il avait une petite robe, un tablier avec des rubans, et des boucles blondes qui dansaient sous ses yeux.

    Friquette avait une blouse à ceinture et un pantalon; et en portant la main à sa tête, elle y trouva une casquette.

    Un coup d’œil jeté sur une grande glace, qui était au fond de la chambre, leur révéla la métamorphose. Friquet était devenu la petite fille, et Friquette le petit garçon. Le premier ouvrait et fermait machinalement ses mains devenues toutes mignonnes : il ne retrouvait plus sa force, et il était humilié. L’autre se sentait la tête plus lourde qu’à l’ordinaire, et n’était pas moins humiliée, car elle ne retrouvait plus ses idées.

    Pris d’un désespoir commun, ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, chacun embrassant l’image de ce qu’il avait été; et la pauvre mère consolée espéra des jours meilleurs, car elle voyait bien que le charme inconnu de la bonne fée opérait sur eux. Sans demander une explication qu’on leur avait défendu de donner, elle jouissait avec délices de cet heureux changement, et les couvrait de caresses qu’ils lui rendaient timidement.

    Sur ces entrefaites, le papa rentra pour dîner. C’était un mathématicien, grand savant, qu’on consultait de plus de cent lieues de loin dans les questions difficiles; mais non pas de ces savants qui n’ont que le souffle, et qu’on renverserait d’une chiquenaude. Celui-là était solide, haut en couleur et carré des épaules, avec une voix formidable et des yeux comme des escarboucles. On l’aurait pris pour un homme féroce, s’il n’avait pas eu un coeur d’or qui donnait à sa figure une expression de bonté tout à fait rassurante pour qui savait y lire.

    Quand le cher homme s’en revenait le soir, l’esprit tout brouillé d’algèbre et de géométrie, la pensée de ces deux petites têtes rieuses qui l’attendaient à la maison faisait circuler joyeusement le sang dans ses membres vigoureux ; le coeur reprenait le dessus sur le cerveau ; il cessait d’être un savant pour redevenir un homme bon et tendre; et il arrivait la figure épanouie, pressé d’enterrer sous le babil de ses enfants les innombrables calculs et les efforts de tête de sa journée. Hélas ! que de fois il trouvait en entrant des mines boudeuses et des yeux qui avaient pleuré ! II fallait le voir alors prendre sa grosse voix, et lancer des regards semblables à des éclairs. La mère elle-même était grondée quand elle voulait intervenir, et les criminels comparaissaient devant ce terrible juge qui commençait son interrogatoire. Mais les petits scélérats connaissaient le défaut de la cuirasse, et si, par malheur, une câlinerie venait à le désarmer, fût-ce pour une seconde, dès qu’il avait souri, il était perdu. Aussitôt partait un feu de file d’accusations entrecroisées, de démentis énergiques, d’explications qui n’expliquaient rien; et, bien loin de se reposer, le pauvre papa se voyait sur les bras des problèmes à résoudre, bien plus compliqués sans contredit que tous ceux sur lesquels il avait pâli auparavant, la plume ou la craie à la main. Voyez combien c’était mal de la part d’enfants qui avaient un si bon père, dont on parlait avec respect à l’Académie des sciences, et auquel ils gâtaient ainsi son moment de repos.

    — Voyons, s’écria-t-il en se jetant, tout en colère, sur une chaise ; qu’y a-t-il encore ici?

    — C’est Friquet qui a été méchant, dit le petit garçon.

    — Non, c’est Friquette qui a été mauvaise, dit la petite fille.

    Ils avaient oublié tous les deux, à la vue du père, qu’ils avaient changé d’habitation, et chacun s’empressait d’excuser l’ancien logis.

    C’était du nouveau pour notre savant, qui n’était pas habitué à tant d’abnégation.

    — A la bonne heure, au moins, fit-il en se radoucissant, voilà de bons enfants qui s’accusent eux-mêmes. Voyons, contez-moi cela, mes mignons.

    Et trop heureux de pouvoir les embrasser à son aise, il les enleva tous les deux d’une seule brassée, et les campa sur ses genoux, où, en attendant le récit de leurs crimes, il les faisait aller à dada.

    Friquette, petit garçon, et Friquet, petite fille, réfléchissaient pendant ce temps-là. Raconter la métamorphose, c’était défendu, et d’ailleurs les aurait-on crus? Justifier l’ancien masque, c’était accuser le nouveau, et appeler la punition sur la tête qu’on avait. D’autre part, ce cri accusateur sorti à l’étourdie des lèvres du faux Friquet et de la fausse Friquette avait été si favorablement reçu, en se présentant sous la forme d’un aveu, que c’était bien encourageant.

    Friquet, qui avait le plus d’esprit, depuis qu’il était devenu petite fille, se décida le premier. Il raconta comment le garçon avait abusé de sa force dans le jardin, et comment il avait fait galoper la poupée, sans permission, dans la chambre au linge. Naturellement il eut soin de ne pas appuyer sur les détails, et laissa dans l’ombre ceux qui pouvaient avoir quelque chose d’odieux. Il invoqua même les circonstances atténuantes. C’était vraiment touchant, pour ceux qui n’avaient pas le secret de la comédie, de voir comme cette bouche de petite sœur accusait le petit frère avec ménagement; et le père, émerveillé, profita de l’occasion pour les embrasser encore une fois tous les deux.

    Puis vint le tour de Friquette. Elle n’avait plus la langue si bien pendue ; néanmoins elle s’en tira passablement. Quand elle eut débité de sa voix la plus douce, et les yeux baissés, l’histoire des graines, comme elle regardait le papa en dessous, pour voir s’il ne se fâcherait pas trop, à son grand étonnement, elle le vit tout radieux. Le bon Dieu a donné aux papas et aux mamans l’ordre formel d’admirer leurs enfants, afin que tous, tant que nous sommes, nous soyons admirés au moins une fois dans notre vie. Fidèle à une consigne si douce, le bon savant perdait complètement de vue toute la noirceur de cette malice, et s’extasiait d’avoir une fille aussi savante pour son âge.

    — Comment, petite coquine, tu sais déjà cela! dit-il en riant, et caressant de la main la chevelure soyeuse qui couvrait la nouvelle tête de maître Friquet. — Où a-t-elle été le chercher, bon Dieu? Entends-tu, ma chère, une fille de six ans qui fait à elle toute seule de la physiologie végétale !

    — Je ne sais pas ce que c’est que ta physiologie végétale, reprit la mère, mais je sais bien que voilà des graines perdues, et qu’il y en avait au moins pour dix sous.

    — La belle affaire! Nous en achèterons d’autres. Eh bien ! voyons, petit docteur en jupons, puisque vous en savez si long, dites-moi combien il vous fallait de degrés de chaleur pour faire réussir votre expérience.

    Cela, Friquet ne le savait pas. Il avait bien trouvé en arrivant l’esprit de sa sœur; mais ce qui était dans les tiroirs de sa mémoire, elle l’avait emporté. Il fit comme des enfants que je connais bien, quand on les interroge en classe. Il remua les lèvres; mais il n’en sortait rien.

    Ce fut la mère qui en porta la peine.

    — Voilà ! tu l’as tout intimidée, cette pauvre petite, avec tes dix sous. Je parie qu’elle le sait.

    Le petit garçon prit la parole.

    — Friquette a entendu dire qu’il fallait 75 degrés de chaleur.

    — Voyez-vous cela! Ils le savent tous les deux ! Vous êtes deux bijoux d’enfants ! Il faut que je vous embrasse.

    Et jamais papa n’avait été plus heureux. De toutes les histoires de la journée, pas n’est besoin de dire qu’il n’en fut plus question.

    Friquet et Friquette se familiarisèrent avec leur nouvelle position, en voyant que cela tournait si bien. Le lendemain matin, quand le père et la mère descendirent dans le jardin, ils se montrèrent, avec des larmes dans les yeux, leur garçon qui bêchait avec ardeur le carré donné la veille à Friquette, et la petite fille accroupie sur le carré de Friquet, où elle mettait soigneusement de nouvelles graines dans de nouveaux trous. Ils se rendirent ainsi quelque temps, sous l’empire des anciens souvenirs, de ces petits services qui faisaient tant de plaisir à leurs parents. Mais l’habitude en vint, et elle leur parut bientôt si douce qu’ils continuèrent par bonté ce qu’ils avaient commencé par égoïsme. Le petit garçon mettait sa force au service de sa sœur, la petite fille son esprit au service de son frère, et cela sans compter, car celui qui rendait le service en était aussi heureux que celui qui le recevait. Ils finirent par ne plus se rappeler qui était Friquet et qui était Friquette; et quand la fée Blanchette revint, selon sa promesse, au bout de l’année, et qu’elle remit les choses en place, ni l’un ni l’autre ne parut y prendre garde, car ils n’avaient plus qu’un seul coeur à eux deux.

    Vous pouvez penser quel accueil la bonne fée reçut dans cette maison, d’où elle avait chassé les disputes, les méchancetés et les pleurs, et quelle fête lui firent les parents. La vie n’était plus pour eux qu’une réjouissance continuelle, depuis qu’ils avaient des petits enfants si gentils, et, chose que vous aurez peine à croire, ils s’aimaient bien plus qu’auparavant. On ne se doute pas combien des enfants méchants parviennent à jeter de froid dans cette alliance sacrée du papa et de la maman, par les désaccords qui surviennent à cause d’eux. Le pauvre mathématicien, autrefois si mal délassé de ses pénibles travaux, rentrait maintenant avec confiance clans son petit paradis. Il n’avait plus le sang à la tête, et n’était plus jamais de mauvaise humeur. La mère, que les chagrins commençaient déjà à pâlir, redevenait toute rose et toute fraîche, depuis qu’elle était heureuse toute la journée.

    Ils racontèrent à la fée Blanchette, avec mille témoignages de reconnaissance, toute la joie qu’ils avaient de leurs enfants, et quel plaisir c’était pour eux quand ils les menaient au Jardin des Plantes, la promenade favorite du savant, de voir comme ils marchaient gentiment devant eux, la main dans la main, se disant de jolies petites choses, et comme ils étaient aux petits soins l’un pour l’autre. Le petit garçon prenait sa sœur dans ses bras pour lui faire voir les bêtes et les plantes par-dessus les balustrades, et la petite fille, qui retenait tout, disait leurs noms à son frère.

    — Mais que leur avez-vous donc fait à ces pauvres enfants, demanda enfin la mère, quand vous les avez enlevés de terre?

    — Je leur ai appris, ma chère amie, à vivre chacun de la vie de l’autre, à placer leur bonheur et leur gloire en dehors de leurs petites personnes ; j’ai détruit l’égoïsme en eux en leur faisant comprendre que c’est aussi notre intérêt d’être bon pour autrui. Ce que j’ai fait n’est pas difficile; tout le monde peut bien en faire autant.

    — Ah ! dit le père qui n’avait pas que ses mathématiques dans la tête, que ne se trouve-t-il une bonne fée comme vous pour enlever aussi de terre tant de grands enfants qui se toisent d’un œil ennemi, et pour les envoyer vivre les uns chez les autres, seulement une heure dans l’année! que de querelles entre frères qui finiraient bien vite sur la terre!


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  • Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    Le Collier de Vérité - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    LE COLLIER DE VÉRITÉ

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Il était une fois une petite fille qui mentait à faire plaisir. Cela ne parait pas grand-chose à certains enfants de mentir; et un petit mensonge, un gros au besoin, s’il les sauve d’un devoir, d’une punition, s’il leur vaut un plaisir ou s’il leur donne une satisfaction d’amour-propre, leur semble ce qu’il y a de plus légitime au monde. Or, notre petite fille en était là. Pour elle la vérité était une chose qui n’existait pas, et toute excuse était bonne pourvu qu’elle sefît accepter. Longtemps ses parents furent dupes de ses histoires ; mais ils s’aperçurent à la fin qu’elle leur en contait, et dès ce moment ils n’eurent plus la moindre confiance en elle : C’est bien terrible pour des parents quand ils ne peuvent ajouter foi aux paroles de leurs enfants. Mieux vaudrait presque n’avoir pas d’enfants, car l’habitude du mensonge contractée de bonne heure peut les mener plus tard aux fautes les plus honteuses : et comment ne pas trembler quand il faut se dire qu’on les élève peut-être pour le déshonneur ?

    Après avoir essayé inutilement de tous les moyens, le père et la mère de la petite fille résolurent de la conduire à l’enchanteur Merlin, qui était célèbre alors par toute la terre, et qui fut le plus grand ami de la vérité qui ait jamais existé.

    Aussi lui amenait-on de tous les côtés les petits enfants menteurs pour qu’il les guérît. Il habitait dans un palais de verre dont tous les murs étaient transparents, et jamais il n’eut la pensée de déguiser une seule de ses actions, ou de faire croire ce qui n’était pas, ni même de le laisser croire en se taisant quand il aurait fallu parler. Il reconnaissait à l’odeur les menteurs d’une lieue à la ronde ; et quand la petite fille arriva près de son palais, il fut obligé de faire brûler du vinaigre pour purifier l’air, car il se sentait devenir malade.

    La mère, dont le coeur battait bien fort, voulut lui expliquer la vilaine maladie dont sa fille était atteinte, et déjà elle commençait en rougissant un discours un peu confus, la honte lui brouillant les idées ; mais l’enchanteur Merlin l’arrêta dès les premiers mots.

    — Je sais de quoi il s’agit, ma bonne dame. Il y a une heure que je sens venir mademoiselle. C’est une menteuse de première force, et elle m’a fait passer un mauvais moment.

    Les parents reconnurent que la renommée ne les avait pas trompés en prônant le savoir de l’enchanteur, et la petite fille, couverte de confusion, ne savait plus où se mettre. Elle se réfugia dans les jupes de sa mère qui l’abritait de son mieux, effrayée de la tournure que prenait l’entrevue. Le père se mit devant elle pour la protéger à tout risque, car la mine de l’enchanteur n’avait rien de rassurant. Ils avaient bien envie qu’on guérit leur enfant, mais doucement et sans lui faire du mal.

    — Ne craignez rien, dit Merlin en voyant la peur de ces gens, je n’emploie pas la violence pour guérir ces sortes de maladies. Que mademoiselle me permette seulement de lui faire un cadeau qui, je crois, ne lui déplaira pas.

    Il ouvrit une armoire et en tira un magnifique collier d’améthystes admirablement montées, avec une agrafe en diamants, d’une eau incomparable, dont l’éclat éblouissait. Il le passa au cou de la petite fille, et congédiant ses parents d’un geste bienveillant :

    — Allez, dit-il, bonnes gens, et n’ayez plus de soucis. Votre fille emporte avec elle un sûr gardien de la vérité.

     

    Le Collier de Vérité - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


    La petite fille, rouge de plaisir, se retirait en toute hâte, bien ravie d’en être quitte à si bon marché, quand l’enchanteur Merlin la rappela.

    — Je viendrai chercher mon collier dans un an, lui dit-il en la regardant avec des yeux qui ne badinaient pas. D’ici là, je vous défends de le retirer une seule minute de votre cou. Si vous l’osiez, malheur à vous

    — Oh ! je ne demande pas mieux que de le garder toujours. Il est si beau !

    Afin que vous le sachiez, ce collier n’était autre que le fameux collier de Vérité dont il est tant parlé dans les vieux livres, qui dévoilait toutes les espèces de mensonges.

    Le lendemain du jour où notre menteuse était rentrée chez elle, on l’envoya à son école, et comme elle avait fait une longue absence, toutes les autres petites filles s’empressèrent autour d’elle, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas. Ce ne fut qu’une exclamation sur la beauté du collier.

    — D’où vient-il? Et toi-même, d’où viens-tu comme cela? lui criait-on de tous côtés.

    Revenir de chez l’enchanteur Merlin, on savait dans ce temps-là ce que cela voulait dire, car il était bien connu pour être le médecin des menteurs. Autant vaudrait dire maintenant, à Paris :

    — Je reviens de Charenton[1].

    Ou à Strasbourg

    — Je reviens de Stephansfeld[2].

    La demoiselle n’eut garde de se livrer ainsi.

    J’ai été bien longtemps malade, dit-elle effrontément et, pour ma convalescence, mes parents m’ont donné ce beau collier.

    Un grand cri se fit entendre, poussé par toutes les bouches à la fois.

    Les diamants de l’agrafe, qui jetaient des feux si vifs, s’étaient éteints tout à coup, et venaient de se changer en verre grossier.

    — Eh bien ! oui, j’ai été malade. Qu’avez-vous à tant crier?

    Sur cette récidive, les améthystes se métamorphosèrent à leur tour en vilains cailloux jaunâtres.

    Au nouveau cri qui s’éleva, voyant tous les regards fixés sur son collier, elle y porta les yeux et frémit d’épouvante.

    — Je suis allée chez l’enchanteur Merlin, dit-elle humblement, car elle comprit d’où partait le coup, et n’osa pas soutenir davantage son mensonge.

    A peine eut-elle confessé la vérité que le collier reprit toute sa beauté ; mais les grands éclats de rire qui retentissaient autour d’elle l’humilièrent à un tel point, qu’elle éprouva le besoin de se réhabiliter.

    — Vous avez bien tort de rire, car il nous a parfaitement reçus, mes parents et moi. Il avait envoyé sa Voiture pour nous chercher à la ville voisine, et vous pouvez croire que c’est une belle voiture. Six chevaux blancs ! et des coussins de satin rose avec des glands d’or ! Sans parler du cocher, un nègre poudré à blanc, et des trois grands laquais qui étaient derrière. Quand nous sommes arrivés à son palais, qui est tout de jaspe et de porphyre, il est venu au-devant de nous dans le vestibule et nous a conduits dans la salle à manger, où l’on nous a servi des choses que je ne veux pas vous nommer, parce que vous n’en avez jamais entendu parler. Il y avait d’abord …

    Les rires, qu’on étouffait à grand’peine depuis qu’elle avait commencé ce beau récit, devinrent en ce moment si bruyants, qu’elle s’arrêta toute interdite, et, jetant encore une fois les yeux sur le malheureux collier, elle eut un nouveau frisson.

    A chaque détail qu’elle inventait, le collier s’allongeait, s’allongeait ; et déjà, sans qu’elle y fît attention, il touchait à ses pieds.

    — Tu nous en dis plus qu’il n’y en a ! s’écrièrent les petites filles.

    — Eh bien ! j’en conviens, nous sommes arrivés à pied, et nous sommes restés cinq minutes.

    Le collier remonta sur-le-champ à son poste.

    — Et le collier, le collier, d’où vient-il?

    — Il me l’a donné sans rien dire, probab…

    Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage, le fatal collier se rétrécissait, si bien qu’il lui serrait la gorge horriblement, et que déjà elle tirait la langue.

    — Tu ne nous dis pas tout ! criaient les autres.

    Et elle se dépêcha, pendant qu’elle pouvait encore parler, de leur jeter bien vite ces mots :

    — Il a dit que j’étais une menteuse de première force.

    Délivrée aussitôt du lien qui l’étranglait, elle continua en pleurant de honte et de douleur :

    — C’est pour cela qu’il m’a donné ce collier. Il a dit que c’était un gardien de la vérité, et j’ai été une fière sotte de me réjouir. Me voilà belle maintenant!

    Ses petites compagnes compatirent à sa peine, car, en bonnes filles qu’elles étaient, elles se mettaient à sa place. Vous conviendrez, en effet, que c’est un peu effrayant pour une demoiselle de penser qu’on ne pourra plus jamais fausser la vérité.

    — Tu es bien bonne, lui dit la plus éveillée. À ta place, je n’en ferais ni une ni deux, et j’aurais bientôt envoyé promener le collier. Tout beau qu’il est, il est bien trop gênant. Qui t’empêche de l’ôter ?

    La pauvre petite se taisait ; mais le collier se mit à danser, à danser tant et tant que les pierres, en s’entrechoquant, faisaient un bruit infernal.

    — Il y a quelque chose que tu ne nous dis pas, reprit la bande remise en gaieté par cette danse extraordinaire.

    — C’est une idée que j’ai comme cela de le garder.

    Les diamants et les améthystes dansaient et se heurtaient toujours.

    — Tu as une raison que tu nous caches.

    — Allons, puisqu’on ne peut rien vous cacher, il m’a défendu de l’ôter, sous peine d’un grand malheur.

    Et le collier se calma subitement.

     

    ¾¾¾¾¾¾¾ 

     

    Vous concevez maintenant qu’avec un camarade de ce genre-là, qui se métamorphosait quand on trahissait la vérité, qui s’allongeait quand on y ajoutait, qui se rétrécissait quand on en retranchait, et qui se mettait à danser quand on la taisait, un camarade dont on ne pouvait pas se débarrasser, par-dessus le marché, il n’était plus possible, même à la menteuse la plus déterminée, de ne pas marcher droit dans le chemin de la vérité. Une fois qu’il fut bien entendu pour elle que tout mensonge serait intitule, et qu’on le découvrirait à l’instant même, il ne lui fallut pas un grand effort pour y renoncer. Qu’arriva-t-il ? Quand elle se fat habituée à dire toujours la vérité, elle s’en trouva si bien, elle se sentit la conscience si légère et l’âme si tranquille, qu’elle prit le mensonge en horreur pour lui-même, et que le collier n’avait plus rien à faire â son cou. Aussi, bien avant l’année écoulée, on vit arriver l’enchanteur Merlin, qui avait besoin de son collier pour un autre enfant menteur, et qui savait, grâce à son art, qu’il n’était plus utile là où il l’avait mis.

    Ce qu’est devenu ce merveilleux collier de Vérité, personne n’a pu me le dire. Il paraît qu’à la mort du grand Merlin, les héritiers eurent peur des ravages qu’il pourrait faire sur la terre, et qu’ils le firent disparaître. Je vous laisse à penser quelle calamité ce serait pour bien des gens, je ne parle pas des enfants seulement, si on venait le leur mettre au cou. Des voyageurs qui revenaient du centre de l’Afrique ont raconté qu’ils l’avaient vu sur un roi nègre qui ne savait pas mentir; mais ils n’ont jamais pu le prouver. Toujours est-il qu’on le cherche encore, et si j’étais un petit enfant menteur, je ne serais pas tout à fait rassuré, car on pourrait bien le retrouver.

    Le Collier de Vérité - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

     


     

    [1] L’hôpital des fous (sic) à Paris.

    [2] L’hôpital des fous (sic) en Alsace.


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