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Naïveté de David Copperfield - Charles Dickens (Niveau 5)
Texte fourni par Alex79.Texte classé niveau 5.Naïveté
Le jeune David Copperfield qui vient de quitter sa famille, entre dans un restaurant pour s’y faire servir à dîner. Mais il est timide et naïf et le garçon qui s’en aperçoit tout de suite, en abuse avec une si joyeuse habileté que, tout en se moquant de David et en mangeant son dîner, il le laisse parfaitement satisfait.
Il me semblait que je prenais une étrange liberté d’oser m’asseoir, ma casquette à la main, sur un coin de la chaise la plus rapprochée de la porte; et lorsque je vis le garçon mettre la nappe, tout exprès pour moi, et y placer les assaisonnements, j’ai dû, je crois, devenir tout rouge de modestie.
Il m’apporta des côtelettes et des légumes, et enleva les couvercles des plats avec tant de brusquerie que j’eus peur de l’avoir offensé de quelque façon. Mais il me rassura grandement en mettant pour moi une chaise à table et en disant d’un ton très affable : « Maintenant, Six pieds, six pouces[1] ! commencez ! »
Je le remerciai et pris place à table ; mais il me semblait extrêmement difficile de manier mon couteau et ma fourchette sans trop de maladresse, ou d’éviter de m’éclabousser de sauce, pendant qu’il se tenait debout devant en face de moi, ne me quittant pas des yeux, et me faisant rougir jusqu’aux oreilles chaque fois que je rencontrais son regard. Lorsque j’entamais la seconde côtelette, il me dit :
« Il y a une demi-pinte[2] de bière pour vous. La voulez-vous maintenant ?
– Merci, dis-je. Je veux bien. Alors il versa la bière d’une cruche dans un grand verre, l’éleva à contre-jour pour m’en faire remarquer la belle couleur.
– Ça paraît beaucoup, n’est-ce pas ?
– Cela paraît beaucoup en effet, » répondis-je en souriant. Car j’étais charmé de le voir si aimable. C’était un homme, aux yeux pétillants, au visage rougeaud, avec des cheveux tout hérissés, et, se tenant ainsi, le poing sur la hanche, et le verre de bière à la main en pleine lumière, il avait tout à fait bonne mine.
« Hier, il y avait ici un monsieur, dit-il, un gros monsieur, du nom de Tapsacoyer. Peut-être le connaissez-vous ?
– Non, dis-je, je ne crois pas…
– En culotte, guêtres, chapeau à larges bords, veston gris,… dit le garçon.
– Non, dis-je confus. Je n’ai pas le plaisir…..
– Il vint ici, dit le garçon en continuant à regarder la bière à la fenêtre, commanda un verre de cette bière… Ah, il l’a voulu… Je l’avais averti… Il le but, et tomba mort. Elle était trop forte pour lui. On ne devrait plus en donner, c’est bien sûr. »
J’étais épouvanté de ce terrible accident et dis :
« Je crois que je ferai bien de boire de l’eau.
– C’est que, voyez-vous, dit le garçon, qui regardait toujours le verre de bière à la lumière, en fermant un œil. Le patron n’aime pas beaucoup qu’on laisse ce qu’on a commandé ; cela le blesse. Mais, je la boirai si vous voulez. J’y suis habitué, et l’habitude, c’est tout. Je ne pense pas que cela me fasse mal pourvu que je renverse la tête en arrière et que je l’avale vite. Faut-il ? »
Je lui répondis qu’il me rendrait un grand service en la buvant, pourvu que cela ne pût lui faire de mal ; sinon, je ne le voulais à aucun prix. Quand il rejeta en effet sa tête en arrière, et avala d’un trait, je fus saisi, je l’avoue, d’une terrible frayeur de lui voir suivre le sort du pauvre M. Tapsacoyer et tomber raide mort sur le tapis. Mais cela ne lui fit aucun mal. Bien au contraire, je crois qu’il paraissait le plus frais du monde.
« Qu’avons-nous donc là ? dit-il, en mettant une fourchette sur mon plat. N’est-ce pas des côtelettes ?
– Si, des côtelettes, dis-je.
– Que Dieu me bénisse, s’écria-t-il, je ne savais pas que c’était des côtelettes. C’est justement ce qu’il faut pour neutraliser les mauvais effets de la bière. N’est-ce pas une chance ?»
D’une main, il saisit une côtelette ; de l’autre une pomme de terre et mangea le tout du meilleur appétit à mon extrême satisfaction. Il prit ensuite une autre côtelette et une autre pomme de terre. Quand il eut fini, il m’apporta un pudding[3], et l’ayant posé devant moi, sembla ruminer en lui-même et resta absorbé dans ses réflexions pendant quelques instants.
« Comment trouvez-vous le pâté, dit-il tout d’un coup.
– C’est un Pudding, répondis-je.
– Un pudding ! s’écria-t-il. Oui, vraiment, c’en est un ! mais, dit-il en le contemplant de plus près, ne voudriez vous pas dire que c’est un pudding aux fruits.
– Si, certainement.
– Et mais, un pudding aux fruits, dit-il, attrapant une cuillère à ragoût, c’est mon pudding favori[4] ! N’est-ce pas de la chance ? Allons, petit, voyons qui en mangera le plus.
Ce fut certainement le garçon qui en mangea le plus. Il me supplia plus d’une fois de me dépêcher pour gagner la gageure; mais il y avait une telle différence entre sa cuillère à ragoût et ma cuillère à dessert, entre sa dextérité et la mienne, entre son appétit et le mien que je fus laissé bien loin en arrière à la première bouchée et n’avais aucune chance de gagner avec lui. Je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un avoir tant de plaisir à manger un pudding : il avait déjà fini qu’il riait encore de plaisir comme s’il le savourait toujours.
Ch. Dickens[5], David Copperfield (1849)
traduction de Marcel Mironneau
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