• Le petit Ravageot - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    Le petit Ravageot - Jean Macé (Contes du Petit-Château)


     

    LE PETIT RAVAGEOT


     I

     Il y avait une fois un petit garçon qui était si méchant, que tout le monde avait peur de lui. Il battait sa bonne, cassait les verres et les assiettes, tirait la langue à son papa, et quand, au milieu de ses colères, sa pauvre maman, qui l’aimait de tout son coeur malgré ses défauts, voulait le prendre dans ses bras, pour essayer de le calmer, il lui disait   : « Tu m’ennuies! » On l’avait, appelé Ravageot, parce qu’il ravageait tout, et il aurait dû avoir grand’honte, car c’était le nom d’un chien, son rival en tapage dans la maison. Mais il n’avait honte de rien.

    Gentil avec tout cela, il avait une petite tête, blonde et bouclée, qui faisait plaisir à voir quand il lui prenait fantaisie d’être aimable. Mais ce n’était jamais qu’une fantaisie, et l’instant d’après il redevenait insupportable. Tous les voisins plaignaient ses parents, qui étaient les meilleures gens du monde, et il n’était bruit dans toute la ville que de ce méchant petit garçon. L’un contait que Ravageot lui avait jeté une pierre dans les jambes, un jour qu’il prenait le frais devant sa porte ; l’autre, qu’il avait sauté dans le ruisseau, par une grande pluie, exprès pour éclabousser les passants. La laitière ne voulait plus le laisser approcher de ses boites de fer-blanc, depuis qu’il y avait jeté, par malice, une pleine poignée de sable fin ; et le gardien de la rue menaçait déjà de le faire mettre en prison, s’il continuait à pincer les petites filles qui passaient par là pour aller à l’école. Bref, on parla tant et tant de sa méchanceté, que la nouvelle en arriva aux oreilles d’une vieille fée qui, après avoir longtemps couru le monde, était venue prendre sa retraite dans le pays.

    La fée Bon-Coeur, c’était son nom, était bonne comme il n’est pas possible de l’être ; mais, à cause même de sa bonté, elle ne pouvait supporter qu’on fît du mal autour d’elle. La vue d’une injustice la rendait malade, et le seul récit d’un acte de méchanceté lui ôtait l’appétit pour huit jours. Dans le cours de sa longue carrière, elle avait puni bien des méchants, grands et petits, et quand elle apprit tout ce qu’avait fait Ravageot, elle résolut de lui donner une leçon qui le corrigeât pour longtemps. En conséquence, elle fit prévenir ses parents qu’elle voulait leur rendre visite un jour qu’elle indiqua.

    Le petit Ravageot - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    La fée Bon-Coeur était bien connue dans le pays, et chacun tenait à grand honneur de la voir entrer dans sa maison, car elle ne se prodiguait pas, et c’était presque un événement quand on la voyait en ville. Dès le matin du jour indiqué, la cuisinière courut au marché, et, deux heures après, elle rentrait ployée en deux, rapportant dans un énorme panier tout ce qu’elle avait trouvé de meilleur chez les marchands. Dans toute la maison, on entendait des bruits de vaisselle et le toc-toc des vieux plats d’argent qu’on tirait des grandes armoires. On montait de la cave des paniers pleins de bouteilles ; des chambres hautes, on descendait de grandes corbeilles de fruits. C’était une agitation, un va-et-vient comme on n’en avait jamais vu. Les domestiques étaient sur les dents; mais personne ne se plaignait, car tout le monde aimait la fée Bon-Coeur, et pour elle les gens se seraient jetés au feu.

    Le père dit à sa femme :

    — Qu’allons-nous faire aujourd’hui de Ravageot? Tu sais combien il est désagréable avec les personnes qui viennent ici : le malheureux enfant va nous faire honte. S’il est malhonnête avec la fée, on le saura, et nous n’oserons plus nous montrer nulle part.

    — Ne crains rien, dit la bonne mère, je vais bien le débarbouiller. Je démêlerai avec mon peigne d’or ses beaux cheveux blonds qui frisent si bien. Je lui mettrai sa jolie blouse neuve et ses petits souliers à boucles, et je le prierai tant d’être gentil qu’il ne pourra pas me refuser. Tu verras qu’au lieu de nous faire honte, il nous fera honneur.

    Elle disait cela parce qu’elle pensait au bon dîner qui se préparait, et elle aurait été trop chagrine que son cher petit garçon n’en fût pas. Mais quand on voulut amener Ravageot à sa mère pour qu’elle lui fît sa toilette, on ne le trouva nulle part. Le méchant garçon avait entendu parler de la fée Bon-Coeur, et elle lui faisait peur sans qu’il pût dire pourquoi. C’est la punition des méchants d’avoir peur de tout ce qui est bon. Entendant qu’on l’appelait, il se cachait dans tous les coins, et l’on finit, après bien des recherches, par le trouver dans une chambre de débarras, où il fourrait ses doigts dans une crème glacée qu’on avait transportée là pour la laisser refroidir. La cuisinière poussa de grand cris quand ou lui rapporta sa crème gâtée, toute sa belle crème où elle avait mis tout son talent. Mais elle eut beau crier et gourmander le coupable, le mal était fait et il fallut se passer de crème pour ce jour-là.

    Le pis de l’affaire, ce fut qu’au beau milieu des lamentations de la cuisinière, un grand bruit se fit tout à coup entendre dans la rue. C’était la fée Bon-Coeur qui arrivait au triple galop de ses chevaux. Aussitôt tous les gens de la maison se précipitèrent vers la porte, laissant là Ravageot, qui courut se cacher sous les fagots du grenier.

    Sa pauvre mère était bien désolée de ne pas l’avoir à côté d’elle, un jour comme celui-là ; mais il ne fallait plus y penser, et, renfonçant ses larmes, elle s’avança de l’air le plus joyeux qu’elle put prendre vers la bonne fée qui descendait de son carrosse. On la conduisit avec toute sorte de révérences à la salle à manger, où toute la société prit place autour d’une grande table magnifiquement servie.

    Quand le repas fut terminé, la fée, promenant ses regards dans toute la salle :

    — Où est votre petit garçon? dit-elle à la mère qui se mit à trembler.

    — Hélas ! madame, répondit celle-ci, nous avons eu tant à faire depuis ce matin que je n’ai pas eu le temps de l’habiller, et je n’ai pas osé vous le présenter dans l’état où il est.

    — Vous me déguisez la vérité, dit la fée d’une voix sévère, et vous avez tort. On rend un méchant service aux enfants en cherchant à cacher leurs fautes. Qu’on me l’amène tel qu’il est ! Je veux le voir sur-le-champ.

    Les domestiques envoyés à la recherche de Ravageot revinrent bientôt en disant qu’on ne l’avait vu nulle part. Le père haussa les épaules, et la mère commençait à se réjouir dans son coeur, en pensant que son cher enfant allait échapper à la leçon qu’on lui préparait évidemment. Mais la vieille fée n’entendait pas s’être dérangée pour rien. Elle fit un signe à son nain favori, qui se tenait, debout derrière sa chaise, et il s’élança hors de la salle. Ce nain, qu’on appelait Barbichon à cause d’une longue touffe de poils qu’il portait au menton, était d’une force de géant, malgré sa petite taille, plus large que haut, avec de longs bras noueux et tortus comme de vieux sarments de vigne. Mais ce qu’il avait de plus extraordinaire, c’est qu’il flairait les petits garçons méchants, et les retrouvait à la piste, comme un chien de chasse qui poursuit un lièvre.

    Le petit Ravageot - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    Barbichon courut à la cuisine, où l’on avait laissé Ravageot. Suivant de là sa trace, sans hésiter, il monta au grenier, et marcha droit aux fagots à travers lesquels on voyait passer le pantalon déchiré du fugitif. Sans dire un mot, il le saisit d’une main par la ceinture, et l’emporta à bras tendu dans la salle, où son entrée fut saluée par un immense éclat de rire. Il n’était pas beau comme cela, le pauvre Ravageot ! Sa blouse bleue, toute fripée, était noircie d’un côté par le charbon de la cuisine, blanchie de l’autre par tous les murs contre lesquels il s’était frotté depuis le matin. À ses cheveux, ébouriffés et emmêlés, pendaient des brindilles de bois et des feuilles sèches, ramassées dans les fagots, sans parler d’une grande toile d’araignée, à travers laquelle Barbichon l’avait fait passer en franchissant la porte du grenier, et dont la moitié s’était accrochée à sa tête. Sa figure, empourprée par la colère, était barbouillée de crème depuis le bout du nez jusqu’au bas du menton. Il se tortillait et gigotait, mais en vain, dans la grosse main de Barbichon. Bref, comme je viens de vous le dire, il n’était pas beau, et les gens qui riaient de lui avaient de quoi rire.

    Trois personnes seulement avaient gardé leur sérieux dans l’assemblée : son père, dont la figure exprimait un grand mécontentement ; sa mère, dont les yeux s’étaient remplis de larmes ; et la vieille fée, qui luilançait un regard menaçant.

    — D’où venez-vous, monsieur, lui dit-elle, et pourquoi ne vous ai-je pas vu en entrant ici ?

    Mais lui, au lieu de répondre, s’échappant des mains de Barbichon, qui venait de le poser à terre, courut à, sa mère, et se cacha la tête, en trépignant, dans son tablier.

    — Voilà un enfant, dit la fée, qui aime à faire sa volonté ! Eh bien ! je vais lui laisser en partant un don qui le rendra bien heureux.

    JE LE DISPENSE À TOUT JAMAIS DE CE QUI LUI DÉPLAIRA.

    Adieu, madame, continua-t-elle, en s’adressant à la mère qui caressait involontairement, de sa blanche main, les cheveux en désordre du petit mauvais sujet ; adieu, madame, je vous plains d’avoir un enfant pareil. Si vous m’en croyez, vous allez commencer par le débarbouiller, car il est vraiment trop vilain.

    Et, se levant majestueusement, elle alla retrouver son carrosse, suivie de Barbichon qui portait la queue de sa robe.

    Voilà une maison bien affligée ! La fée Bon-Coeur était partie mécontente, après toute la peine qu’on s’était donnée pour la bien recevoir, et les invités disparaissaient un à un, pressés d’aller raconter par toute la ville ce qui venait de se passer. Le père prit son chapeau, et sortit irrité, disant tout haut que ce polisson-là finirait par les déshonorer tous. La mère pleurait sans rien dire, et continuait machinalement de caresser la tête mal peignée de son cher tourment, réfléchissant tout bas au don singulier qu’on venait de lui faire.

    A la fin, elle se leva, et prenant Ravageot par la main :

    — Viens, cher petit, dit-il : nous allons faire ce que la fée a dit.

    Elle le mena donc dans son cabinet de toilette, et, plongeant sa grande éponge dans une belle eau claire, elle s’apprêta à lui laver la figure et les mains. Ravageot, encore tout penaud des reproches qu’il venait de s’attirer, s’était d’abord laissé faire sans résistance ; mais quand il sentit l’eau froide qui lui entrait dans le nez et dans les oreilles, il commença à regimber, et se sauva à l’autre bout de la chambre, en criant :

    — Oh ! c’est trop froid! Je ne veux pas qu’on me mouille comme cela.

    Sa mère l’eut bientôt rattrapé, et, en dépit de ses trépignements, elle promena de nouveau l’éponge sur sa figure. Mais le fatal don de la fée opérait déjà. L’eau obéissait aux ordres de Ravageot. Pour éviter de le mouiller, elle se jetait à droite et à gauche hors de la cuvette, et se sauvait de l’éponge qui revenait toujours à sec, si bien qu’il fallut y renoncer. La chambre était pleine d’eau, et le visage du petit garçon, à moitié lavé, n’en avait pas reçu une goutte depuis les paroles imprudentes qu’il avait prononcées.

    La pauvre mère, bien désolée, se jeta de guerre lasse sur une chaise, en secouant sa robe toute mouillée.

    Le petit Ravageot - Jean Macé (Contes du Petit-Château)

    — Allons, se dit-elle, peignons-le, au moins ; il ne sera plus tout à fait si malpropre.   

    Et disant cela, elle l’attira sur ses genoux, et se mit à passer son beau peigne d’or dans les cheveux du petit garçon. Bientôt le peigne rencontra une des brindilles autour de laquelle cinq ou six cheveux s’étaient entortillés.

    — Oh ! cela me fait mal, cria Ravageot. Qu’on me laisse tranquille avec ce peigne !

    Aussitôt voilà les dents du peigne qui rebroussent en arrière, et refusent d’entrer dans les cheveux. La bonne dame tout épouvantée courut prendre un autre peigne qui en fit autant. Les gens de la maison étaient accourus à ses cris de désespoir, et chacun apportait tout son attirail de peignage ; mais rien n’y faisait. On alla même à l’écurie chercher l’étrille du cheval ; mais à peine eut-elle touché la chevelure enchantée qu’elle aplatit ses dents de fer, et passa sur la tête de Ravageot sans déranger un seul cheveu.

    Mon Ravageot ouvrait de grands yeux, et il commençait à se repentir d’avoir été si prompt à parler. Il avait sa petite coquetterie au fond, et cela ne lui déplaisait pas d’être propre et gentil, pourvu qu’il ne lui en coûtât ni peine ni soins. Se voir condamné à rester ainsi, les cheveux pleins d’ordures et la figure demi-débarbouillée, ce n’était pas une perspective amusante. Pour exprimer son mécontentement, il se mit à pleurer de toutes ses forces, ce qui est la ressource ordinaire des petits garçons méchants, quand ils ne savent plus que dire ni que faire.

    — Je veux qu’on me lave et qu’on me peigne ! criait-il en sanglotant; mais il n’était plus temps. La fée l’avait bien dispensé de ce qui pourrait lui déplaire, mais elle n’avait pas dit qu’il aurait ce qui pourrait lui plaire.

    Pour le consoler, sa mère voulut lui mettre sa belle blouse neuve et ses jolis souliers à boucles. Il les repoussa loin de lui.

    — Je n’en veux pas, s’écria-t-il. Je veux une éponge qui se mouille, et un peigne qui entre dans mes cheveux.

    Comme il n’y avait là ni éponge qui voulût se mouiller, ni peigne qui voulût entrer dans ses cheveux, après avoir tempêté longtemps, il se ravisa et demanda sa blouse neuve avec ses jolis souliers. Nouvelle histoire ! La blouse et les souliers avaient entendu sa défense, et, en gens bien appris, ils refusaient à leur tour d’aller où l’on n’avait pas voulu d’eux. La blouse s’envola quand il voulut la prendre, et plus il levait la main, plus elle montait. À la fin, elle s’attacha au plafond d’où elle le regardait avec un air de se moquer de lui. Quant aux souliers, le premier où il essaya de mettre le pied se fit tout à coup si petit qu’un chat n’aurait pu y faire entrer sa patte ; l’autre s’élargit tellement que Ravageot aurait pu se promener dedans des deux pieds à la fois.

    La mère, voyant cela, commença par renvoyer les gens qui restaient là, comme en extase, et dont l’ébahissement ajoutait encore à la honte du petit méchant. Puis, prenant des forces dans son coeur maternel contre la terreur qui s’emparait d’elle, elle serra doucement le pauvre garçon sur son sein.

    — Qu’allons-nous devenir, mon ami, lui dit-elle, si tu ne veux pas prendre sur toi d’obéir du premier coup et sans résister ? Voici ce que la bonne fée a voulu t’apprendre par le don funeste qu’elle t’a laissé en partant : Quand on commande quelque chose aux enfants, c’est pour leur bien; et rien ne saurait leur arriver de plus malheureux que de pouvoir désobéir. Tu l’as maintenant, ce pouvoir, et tu vois déjà ce qu’il te coûte. Au nom du ciel, veille sur toi désormais si tu ne veux pas me faire mourir, car je sens qu’il me serait impossible de te voir misérable comme tu le deviendras bientôt, si tu continues à ne pas vouloir, quand ton père ou moi nous voulons.

    Ravageot n’était pas plus sot qu’un autre, et il comprenait parfaitement la vérité de ce qu’on lui disait là. Il aimait aussi sa mère (quel est l’enfant, si méchant qu’il soit, qui puisse faire autrement?) et la douleur si profonde et si douce de cette tendre mère amollissait malgré lui son petit coeur de pierre. Il lui jeta les bras autour du cou, et, frottant sur ses belles joues son petit museau barbouillé, il essuya deux grosses larmes qui descendaient silencieusement. Elles seules avaient eu la vertu de rompre l’enchantement depuis qu’il avait déclaré qu’il ne voulait plus être mouillé.

    La réconciliation ainsi faite, la mère et le fils descendirent ensemble dans la chambre où l’on se tenait d’habitude. Là, sur une jolie table en noyer poli, étaient rangés les livres et les cahiers du petit garçon.

     — Travaille bien, cher enfant, lui dit sa mère en l’embrassant sur le front. Apprends comme un gentil petit homme la page que lu dois réciter ce soir à papa. Peut-être que la bonne fée s’adoucira quand on lui dira que tu l’as bien sue, et qu’elle reprendra son vilain cadeau.

    Si Ravageot avait eu le choix, il serait allé courir dans le jardin ; mais, après les leçons si humiliantes qu’il venait de recevoir coup sur coup, il n’osa pas résister. Il s’assit donc à sa table, et faisant un grand effort, il se mit à apprendre sa page. Malheureusement, à la quatrième ligne, il y avait un grand mot bien difficile, qu’il prit tout de suite en aversion ; ce grand mot brouillait tout. C’était comme une grosse pierre barrant le chemin au milieu d’un sentier. Après avoir essayé inutilement plusieurs fois d’en venir à bout, de dépit il jeta le livre à terre.

    — Les livres m’ennuient ! s’écria-t-il; je n’en veux plus.

    — Eh bien ! dit la mère, avec un regard qui lui perça le coeur, est-ce là ce que tu m’as promis ?

    — Pardon, maman ! dit-il tout honteux ; et il ramassa le livre pour recommencer à apprendre sa leçon. Mais impossible de rouvrir le livre ! La mère, épouvantée, y mit toute sa force : peine perdue ! Elle appela le cocher et le portier, qui étaient deux hommes très forts, et chacun d’eux tira de son côté, en prenant le livre par un coin de la couverture. Le livre ne bougea pas. On fit venir le serrurier avec son marteau, le menuisier avec sa scie. Ils y cassèrent leurs outils.

    — J’en prendrai un autre, dit Ravageot; et il étendit la main vers un livre de contes qui l’amusait beaucoup. Celui-là était si bien collé à la table qu’il ne fallait plus songer à le remuer. Un troisième disparut quand le petit garçon voulut le prendre, et reparut insolemment dès qu’il eut retiré sa main. Bref, Ravageot n’avait plus voulu des livres, les livres ne voulaient plus de Ravageot.

    — Ah ! malheureux enfant, qu’as-tu fait là ! s’écria sa mère tout en larmes. Voici maintenant qu’il n’y a plus de livres pour toi ! Comment désormais t’apprendre quelque chose ? Tu es condamné à rester un ignorant toute ta vie.

    Et ses larmes coulèrent en si grande abondance sur le livre ennuyeux, l’auteur de tout le mal, qu’il en fût entièrement mouillé; et déjà, sous cette pluie toute-puissante, il commençait à s’entrouvrir. Mais il se rappela à temps sa consigne, secoua les larmes qui volèrent en petites gouttes de tous les côtés, et se referma avec un bruit sec.

    Sauf le livre de contes, qu’il regrettait sincèrement, Ravageot aurait pris facilement son parti d’être débarrassé des livres, car il n’était pas encore assez raisonnable pour en comprendre l’utilité ; mais le chagrin de sa mère lui faisait de la peine, et il pleura avec elle toutes ses larmes, lui promettant bien de ne plus jamais désobéir.

    Sur ces entrefaites, le père rentra pour souper, harassé de fatigue, et encore tout fâché de la scène du dîner. Il se promenait à grands pas depuis le matin tout autour de la ville, en dehors, évitant toute figure de connaissance, et craignant d’être rencontré, de peur d’avoir à répondre sur la visite de la fée, dont on parlait dans toutes les maisons. En conséquence, il n’était pas dans les dispositions les plus tendres pour le mauvais sujet qui lui valait un pareil affront. Je vous laisse à penser quelle dût être sa colère quand il vit monsieur son fils arriver à table avec ses habits déchirés, ses cheveux malpropres, et la moitié de la crème du matin encore étalée sur sa figure. Il prit sa plus grosse voix, et, regardant sa femme d’un air très fâché :

    — Que signifie cela, madame? Vous trouviez sans doute que nous ne sommes pas encore assez la risée de la ville, et vous avez attendu qu’il vînt ici du monde pour nettoyer ce petit drôle! La pauvre femme, voyant son mari si fort en colère, n’osa pas lui raconter ce .qui s’était passé, et, pour épargner à son petit garçon le châtiment que son père aurait bien pu lui infliger, elle se laissait accuser injustement, heureuse que toute cette colère tombât sur elle. Et en cela. elle eut: tort encore une fois, car l’enfant, tout plein de reconnaissance pour elle, s’indigna en lui-même contre l’injustice de son père, sans réfléchir que c’était lui le vrai coupable, et que c’était à lui, s’il avait eu du cœur, à justifier sa mère en disant la vérité. Une fois l’esprit de révolte entré en lui, avec une apparence de raison, l’enfant se roidit de toute sa petite volonté contre ce bon père dont le mécontentement était si naturel, puisqu’on lui laissait ignorer ce qui était arrivé ; et quand celui-ci, se radoucissant un peu, lui tendit une assiette de soupe en disant :

    — Tiens, mange, petit ; nous verrons après à te débarbouiller.

    Il répondit d’un ton résolu : — Je n’en veux pas.

    Il faut vous dire que c’était précisément une soupe qu’il n’aimait pas beaucoup, circonstance qui ajoutait bien aussi quelque chose à sa résolution. Toujours est-il qu’à peine eut-il prononcé ce malheureux : — Je n’en veux pas, — la-soupe s’élança hors de l’assiette, et retomba d’un bond dans la soupière, en éclaboussant tous ceux qui étaient autour de la table.

    Le père, qui avait reçu une bonne partie des éclaboussures sur son gilet, crut que Ravageot lui avait envoyé la soupe au nez. D’un aussi méchant garçon on pouvait croire tout ! Il se leva furieux, et il allait lui administrer une correction exemplaire, quand la mère se précipita entre eux.

    — Arrête, mon ami, s’écria-t-elle, le pauvre enfant n’y est pour rien. Le voilà bien assez malheureux sans cela! Il ne pourra plus maintenant manger de soupe ! 

    Et là-dessus, bon gré, mal gré, il fallut bien rappeler au père le fatal pouvoir dont la fée avait gratifié son enfant, et lui expliquer les conséquences que ce pouvoir avait eues déjà. Comme on le pense bien, il n’y avait pas là de quoi le calmer. Plus fâché que jamais, il éclata en reproches contre sa pauvre femme.

    — C’est un beau cadeau, lui dit-il, que vous m’avez fait là! recevez-en tous mes compliments. Que faire maintenant de ce petit malheureux ? Le dernier charbonnier n’en voudrait pas. Je ne veux plus le voir, et dès demain, je l’envoie comme mousse à bord d’un bâtiment, où on lui fera manger de la vache enragée plus qu’il n’en voudra. En attendant, qu’on l’ôte de devant mes yeux, et qu’on l’emmène se coucher Au moins, en dormant, il ne pourra plus faire de sottises.

    La mère voulait emmener son garçon pour le coucher elle-même, de peur d’un nouvel accident ; mais le père n’en voulut point entendre parler.

    — Non, non, madame, dit-il, vous trouveriez encore moyen de le cajoler, et de lui faire croire qu’il est une innocente victime. Restez ici ; Marianne saura bien le mettre au lit.

    Marianne était une grosse fille de campagne, rouge comme une fraise, et forte comme un homme ; elle avait déjà reçu plus d’un coup de pied du petit bonhomme, et elle n’était pas précisément de ses amies. Elle le prit dans ses bras sans cérémonie, et l’emporta comme une plume.

    Restée seule avec son mari, la mère se mit à lui parler de sa voix la plus douce, à lui prendre les mains, à le flatter pour l’attendrir. Elle finit par obtenir qu’il ne serait plus question de mousse, ni de bâtiment ; mais, pour ne pas laisser croire qu’il avait cédé à sa femme, le père jura solennellement qu’il pardonnait pour la dernière fois, et qu’à la première esclandre il serait inexorable.

    Cependant le temps passait. Une demi-heure, une heure même s’était écoulée depuis que Marianne avait emporté le petit garçon, et Marianne ne revenait pas. Ne pouvant plus résister à son inquiétude, la mère courut à la chambre de Ravageot, et que vit-elle, grands dieux ! la grosse Marianne accrochée aux rideaux, et tirant de toutes ses forces après le lit, qui exécutait des cabrioles par toute la chambre. Désolé d’aller se coucher sans souper (car il n’avait pas dîné, si l’on veut bien se le rappeler), l’enfant avait refusé d’abord de se mettre au lit, et le lit l’avait pris au mot. Sitôt qu’il voulait en approcher, le bois de lit cabrait comme un cheval fougueux. Les matelas se soulevaient en vagues semblables à celles d’une mer agitée. La couverture elle-même entrait en danse, et fouettait à grands coups le visage du petit désobéissant. Il devenait évident qu’il allait avoir à passer la nuit sur une chaise.

    C’était trop de malheurs à la fois ! Exaspéré encore par le souvenir de toutes les infortunes qui avaient plu comme grêle sur lui depuis le matin, il entra dans un terrible accès de rage, et se roula par terre en grinçant des dents.

    Sa mère s’approcha de lui. Viens dans mes bras, disait-elle, cher enfant ! Je t’envelopperai dans ma robe et je t’y tiendrai au chaud toute lai nuit.

    Dans sa fureur, il n’écoutait rien, et il repoussa plus de vingt fois les bras protecteurs qui s’offraient à lui. Épuisé à la fin de cris et de convulsions, il éprouva le besoin d’un peu de repos, et comme la bonne mère tenait, toujours ses bras ouverts, en lui souriant tristement, il prenait déjà son élan pour s’y réfugier, quand, ô malheur! il sentit une main invisible qui le retenait par derrière, et il lui fut impossible de faire un seul pas en avant. C’était le coup de grâce ! Sa dernière désobéissance le privait pour toujours d’embrasser sa mère.

    Ils passèrent la nuit tous les deux à six pieds l’un de l’autre, se regardant, et ne pouvant plus se toucher. Le pauvre enfant était consterné, et se reprochait amèrement d’avoir fait fi de ce cher refuge, qui maintenant lui était à jamais fermé. Mais qui dira le désespoir de sa mère ? Elle ne pleurait pas, ne parlait pas; elle contemplait d’un œil hagard son enfant exilé de ses bras, et sentait qu’elle allait devenir folle.

     

    II

     

    Quand le matin fut venu, elle dit à Ravageot :

     — Viens avec moi. Nous irons trouver la fée Bon-Coeur, et je lui parlerai pour toi.

    Elle étendit le bras pour le prendre par la main; mais quelque chose la repoussa, et elle sortit de la maison, suivie à distance par le petit garçon, qui n’avait plus le droit de marcher à côté de sa maman.

    La fée Bon-Coeur demeurait, à une lieue de la ville, dans un grand château, entouré de superbes jardins dont l’entrée était permise à tous ceux qui se présentaient. Une simple haie, à hauteur d’homme, séparait les jardins de la route, et la porte ne fermait qu’au loquet. Nos gens n’eurent donc aucune peine â pénétrer chez la fée, et, arrivés au pied du perron, ils y trouvèrent Barbichon qui prenait le frais en attendant que sa maîtresse se levât. La bonne dame n’était pas très matinale. C’était un petit défaut qu’elle se permettait parce qu’il ne faisait de mal à personne. Mais dès qu’elle apprit qu’on demandait à lui parler, elle sauta à bas du lit, et en un clin d’oeil elle fut prête à recevoir cette mère affligée qui venait l’implorer.

    — Ah ! madame, dit celle-ci dès qu’elle l’aperçut, ah! madame, sauvez-nous! Par pitié, reprenez le don terrible que vous avez fait hier à mon enfant.

    — Je vois ce que c’est, dit la fée en jetant un coup d’œil de côté sur la toilette de Ravageot. Voici un petit garçon qui n’a pas voulu se laisser faire ! Il en a été puni : tant pis pour lui! Ce que j’ai dit est dit.

    — Eh quoi ! reprit la mère, n’y a-t-il donc aucun moyen de lui éparg.ner une aussi affreuse punition?

    — Il y en aurait un; mais il est bien dur. Il faudrait que quelqu’un se dévouât pour lui, et consentît à être puni à sa place par où il a péché.

    — Ah ! s’il ne s’agit que de cela, c’est bien facile. Je suis toute prête. Que me demanderez-vous pour qu’on puisse le laver, et lui faire une jolie petite figure bien propre?

    — Pour qu’on puisse lui faire une jolie petite figure, il me faut votre beau teint.

    — Prenez mon teint, madame. Qu’ai-je besoin d’être belle, si mon cher enfant doit toujours rester malpropre?

    Aussitôt Barbichon s’avança, tenant d’une main une cuvette en cristal de roche, et de l’autre une éponge du Levant; aussi douce que la plus fine batiste. En un tour de main, la fée eut débarbouillé Ravageot, qui se sourit dans la glace, en se voyant frais et rose. Mais toute sa joie tomba quand il regarda du côté de sa mère pour lui sourire à son tour. Ses belles joues s’étaient tout à coup flétries, et sa peau blanche et satinée était devenue ridée et tannée comme celle d’une vieille femme. Elle n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et ses yeux rayonnaient de plaisir en contemplant la figure de son garçon.

    — Que me demanderez-vous, continua-t-elle, pour qu’on puisse le peigner, et refaire ses jolies boucles?

    — Pour qu’on puisse refaire ses jolies boucles, il me faut vos cheveux.

    — Prenez mes cheveux, madame. Qu’ai-je besoin d’être belle, si mon cher enfant doit toujours rester mal peigné?

    Et Barbichon d’avancer un peigne de diamant, avec lequel la fée eut nettoyé et lissé en trois coups la chevelure de Ravageot, qui se laissait faire sans oser regarder sa mère. Quand il se hasarda à lever les yeux sur elle, son coeur se serra. Ses belles nattes, noires comme le jais, avaient disparu, et, à leur place, quelques mèches de cheveux gris s’échappaient en désordre de dessous sa coiffure. Mais elle n’y prenait pas garde.

    Que me demanderez-vous pour qu’on puisse lui mettre ses beaux habits ?

    — Pour qu’on puisse lui mettre ses beaux habits, il me faut les vôtres.

    Prenez mes habits, madame. Qu’ai-je besoin d’être belle, si mon cher enfant doit rester toujours déguenillé?

    A l’instant, Barbichon présenta à la fée un petit justaucorps de drap fin brodé en or, un pantalon de soie blanche, un toquet de velours bleu garni d’argent, et des souliers ornés de pierreries, qui remplacèrent en deux secondes les vieilles hardes de Ravageot. Il ne s’était jamais vu si beau. Aussi ne put-il retenir un cri de joie, qui se changea bien vite en un cri de douleur. Il venait d’apercevoir sa pauvre mère couverte de haillons, comme une mendiante.

    Mais elle, elle ne voyait que le magnifique costume de son enfant, et riait de plaisir, en laissant voir les perles de sa bouche, dernier débris de sa splendeur passée.

    — Que me demanderez-vous, fit-elle, pour qu’il puisse manger de la soupe ? Le médecin a déclaré que sa santé en dépendait.

    — Pour qu’il puisse manger de la soupe, il me faut vos dents.

    — Prenez mes dents, madame. Qu’ai-je besoin de mes dents, si mon cher enfant ne peut avoir la nourriture qui lui convient ?

    Elle n’avait pas achevé que Barbichon tenait déjà sur un plateau de vermeil une charmante tasse en porcelaine du Japon, où fumait la soupe la plus appétissante qui ait jamais fumé sous le nez d’un petit garçon. Ravageot, qui était à jeun depuis vingt-quatre heures, ne se fit pas présenter deux fois la cuillère; mais son plaisir fut de courte durée. A chaque cuillerée qu’il avalait, on entendait une dent tomber par terre. Malgré toute sa faim, il aurait bien voulu s’arrêter ; mais sa mère, ravie de le voir manger de si bon appétit, ne le souffrit pas, et tint bon jusqu’à sa dernière dent.

    — A présent, dit la fée, c’est tout, j’espère?

    — Tout! oh non, madame ! J’ai encore bien des choses à vous demander.

    — Mais, malheureuse femme, que voulez-vous donc sacrifier encore pour ce vilain enfant?

    — Ce ne sont pas des sacrifices. Je suis trop heureuse de l’arracher au triste sort qu’il s’était préparé! Voyons, que me demanderez-vous pour qu’il puisse coucher dans un lit?

    — Pour qu’il puisse coucher dans un lit, il faut que vous renonciez vous-même au vôtre.

    — Prenez mon lit, madame. Qu’ai-je besoin d’un lit si mon cher enfant doit passer ses nuits sur la dure?

    — N’avez-vous rien encore ?

    — Si fait. Que me demanderez-vous pour qu’il puisse apprendre dans les livres?

    — Pour qu’il puisse apprendre dans les livres, il vous faudra oublier vous-même tout ce que vous savez.

    — Prenez ce que je sais, madame. Qu’ai-je besoin de savoir, si mon cher enfant doit croupir dans l’ignorance?

       Que ce soit au moins votre dernière demande !

       Au nom du ciel, encore une ! Cette fois, c’est pour moi-même. Que me demanderez-vous pour que j’aie le bonheur de le serrer dans mes bras ?

    — Pour que vous ayez le bonheur de le serrer dans vos bras, il me faut tous vos autres bonheurs.

    — Prenez tous mes autres bonheurs, madame. Quel autre bonheur peut-il y avoir pour moi, si je n’ai pas celui d’embrasser mon cher enfant?

    La fée fit un geste, et Ravageot s’élança, tout tremblant dans les bras de sa mère. Il frissonnait malgré lui au contact de cette robe de bure, de cette peau jaune et flasque, et sous les baisers de cette bouche édentée. Mais tant de preuves d’amour n’avaient pas été perdues, et tout ce qui soulevait ses répugnances le remplissait en même temps de reconnaissance et d’admiration pour la bonne mère qui s’était si complètement dévouée, il ne savait pas encore jusqu’à quel point. Quant à elle, tout entière au bonheur qui lui était rendu, elle le serrait convulsivement dans ses bras, et ne pouvait se lasser de lui redire comme il était beau, oubliant pour lui tout ce qu’elle avait perdu.

    Il fallut enfin prendre congé, et l’heureuse mère ne savait comment assez remercier celle qu’elle, nommait sa bienfaitrice. Barbichon, qui n’était pas pour rien au service de la fée Bon-Cœur, Barbichon en pleurait d’attendrissement; et la fée elle-même, ne pouvant plus se contenir, courut à elle au moment où elle descendait le premier degré du perron, et l’embrassa sur le front en disant :

    — Prenez courage, noble femme, et comptez sur moi.

    Du courage ! Elle était trop heureuse pour en avoir besoin. Elle marchait d’un pas léger, tenant enfin par la main son trésor, bien rassasié, bien nettoyé, pomponné comme un petit prince. Que lui importait le reste? Elle pensait qu’il allait coucher le soir même dans son bon petit lit, et se représentait déjà par avance combien il serait savant un jour. Elle voyait le beau livre qu’il devait faire, et que le premier libraire de Paris ferait imprimer sur papier vélin, avec son nom en tête, en gros caractères. Le roi l’appelait pour le voir, et lui faisait compliment, pendant que ces messieurs de l’Académie déposaient leur carte chez lui, pour obtenir qu’il voulût bien entrer chez eux.

    En attendant, elle ne savait plus rien, la pauvre mère, et, dès qu’ils furent dans la campagne, elle s’en aperçut bien vite. Elle avait oublié le chemin. Elle ne serappelait même plus de quel côté était la ville, et elle avait perdu jusqu’au souvenir de sa maison. Ravageot comprit alors toute l’étendue de ses sacrifices, et ce fut en vain qu’il essaya de la guider. Il était bien trop habitué à ce qu’on fît tout pour lui, pour se donner jamais la peine de regarder par où il passait, et il n’avait fait attention à rien en venant. Ils errèrent tout le jour dans la campagne, lui s’inquiétant de plus en plus à mesure que le soleil baissait, elle ne pensant à rien qu’au bonheur de sentir son cher enfant délivré de toutes ses misères.

    Enfin, vers le soir, ils furent rencontrés par les gens que le père, effrayé de leur disparition, avait envoyés de tous les côtés à leur recherche. On ne les reconnaissait pas d’abord, tant ils étaient changés l’un et l’autre ; mais Ravageot, qui promenait des regards inquiets dans toutes les directions, aperçut heureusement le cocher de la maison. Il courut à lui, et, l’appelant par son nom, il se fit bientôt reconnaître. Seulement il se trouva bien embarrassé quand on lui demanda quelle était cette vieille mendiante qui l’avait emmené si loin.

    — C’est ma mère ! criait-il.

    Mais on lui riait au nez ; et l’homme de police qui dirigeait les recherches lui reprocha sévèrement de courir ainsi la campagne, accroché aux jupes d’une aventurière de bas étage, et de l’appeler sa mère, lui qui avait une mère si comme il faut. On s’apprêtait même à faire un mauvais parti à l’étrangère, et il n’était question de rien moins que de la conduire en prison. Elle ne savait que dire pour se défendre, ayant tout oublié, et se contentait de répéter, en le serrant dans ses bras :

    — C’est mon fils, mon cher enfant, que j’ai arraché au malheur ! Rien au monde ne pourra le séparer de moi.

    On la crut folle, par grand bonheur, et les gens respectant sa folie, lui permirent enfin d’accompagner Ravageot que l’on reconduisit à son père.

    Il était nuit close quand on arriva. Marianne attendait à la porte.

    Ah ! vous voilà! cria-t-elle, du plus loin qu’elle aperçut la petite troupe. Vous voilà, mauvais sujet! monsieur votre père est assez inquiet de vous, le pauvre cher homme. Il vient de partir tout à l’heure pour aller vous chercher du côté du grand étang. C’est le troisième cheval qu’il met sur les dents depuis ce matin, et n’était votre chère mère que nous aimons tous, Dieu sait si je ne lui aurais pas conseillé de rester tranquille, et de remercier le ciel d’être débarrassé de vous. Et qu’en avez-vous fait de votre mère?

    — Mais la voilà ! lui cria Ravageot tout frémissant d’émotion, car il s’épouvantait de la tournure que prenaient les choses. La voilà! c’est elle! Je ne l’ai jamais quittée.

    — C’est bien, mauvais plaisant. Vous n’avez pas honte de continuer vos polissonneries dans un pareil moment, et de vous moquer ainsi de votre mère, quand vous nous voyez tous dans les transes à cause d’elle. Montez bien vite, et venez chercher votre lit : vous devez en avoir besoin.

    Quand la bonne mère entendit parler du lit, elle se rappela le marché passé avec la fée, et mit fin au débat, en disant à son fils :

    — Va te mettre au lit, cher ami; tu sais que la fée l’a permis, et tu dois être bien fatigué. Dors gentiment : je t’attendrai ici.

    Il voulait résister; mais elle leva un doigt, en l’air, et lui dit de sa belle voix, qui était restée claire et douce :

    — Obéis!

    A ce mot, mille souvenirs effrayants se dressèrent devant lui. Il baissa la tête, et suivit Marianne, qui lui fit monter les escaliers un peu moins doucement, peut-être qu’il n’aurait convenu.

    Ravageot était dans son bon petit lit, enveloppé dans ses couvertures bien chaudes; mais il ne dormit guère. Il pensait à sa mère qui l’attendait debout sous la porte, à. sa mère défigurée pour lui, que personne ne voulait reconnaître, et qui expiait si cruellement les fautes qu’il avait commises. Il écoutait avec terreur le bruit de la pluie, et les mugissements du vent qui souffla, cette nuit-là, avec une violence extraordinaire. Les craquements des fenêtres, secouées par la tempête, lui semblaient autant de voix accusatrices qui lui criaient : « Mauvais fils ! » Enfin, vint le matin, écrasé de fatigue et d’émotions, il s’endormit d’un sommeil lourd et pénible, et il vit en songe les hommes de police qui faisaient marcher devant eux une femme à cheveux gris, en robe de bure toute rapiécée, qui retournait la tête comme pour chercher quelqu’un.

    Cependant le père était rentré bien avant clans la nuit, tout brisé, et le coeur dévoré d’inquiétudes. Il avait accueilli avec un cri de joie la nouvelle que son fils était retrouvé; mais, en apprenant que sa chère femme n’était pas avec lui, il avait poussé un profond gémissement, et s’était jeté sur un canapé, où il avait passé la nuit, la tête cachée dans ses deux mains. À peine le jour se fut-il montré qu’il entra dans la chambre où reposait son fils, et, en apercevant cette petite tête bouclée qu’il avait cru ne plus revoir, il se mit à pleurer comme un enfant. Puis, n’y pouvant plus tenir, il se précipita sur le lit, et couvrit de baisers le petit dormeur.

    Ravageot, réveillé en sursaut, fut d’abord effrayé en voyant contre lui cette figure décomposée et tout inondée de larmes ; mais il eut bientôt reconnu son père, et se jetant à son cou :

    — Ô papa! dit-il, maman est en bas. Viens vite : je suis sûr qu’elle a bien froid.

    Et comme son père le regardait avec des yeux étonnés :

    — Ils n’ont pas voulu la reconnaître hier au soir, dit l’enfant; mais toi, tu la reconnaîtras bien sûr.

    Et s’habillant à la hâte, il entraîna son père jusque devant la porte, où ils trouvèrent la pauvre femme debout, les joues violettes, et les habits ruisselants d’eau. A la vue de son petit garçon, sa figure s’illumina, et elle le reçut dans ses bras avec un bonheur aussi complet que si elle avait été au coin de la cheminée de son salon, dans son grand fauteuil de velours, recevant les compliments des beaux messieurs de la ville.

    — Que signifie cela dit le père à son garçon, et qui est cette bonne vieille?

    — C’est ma mère, lui cria l’enfant, ma bonne mère, qui s’est laissé faire laide et déguenillée pour moi !

    — Serait-ce bien possible, dit-il à sa femme, et seriez-vous réellement la chère créature que je pleure depuis hier?

    Elle le regarda; mais elle ne le reconnaissait pas. Elle embrassa encore une fois son enfant, et dit :

       Voici mon fils ! Que me voulez-vous?

       Mais alors, reprit le père stupéfait, je suis votre mari, moi!

    — Vous! dit-elle; je ne sais pas.

    Mon Dieu ! que croire? s’écria le malheureux homme tout troublé. C’est bien la voix de ma femme ; mais je ne la reconnais pas, et elle ne me reconnaît pas non plus.

    En ce moment on vit arriver Marianne qui s’était levée en entendant son maître marcher dans la maison.

    Elle prit sa maîtresse par le bras, et la secouant rudement :

    — Vous êtes encore là ! lui dit-elle. Allez-vous-en bien vite, voleuse d’enfants, et ne reparaissez plus ici.

    Et elle essayait de l’entraîner dans la rue, quand Ravageot se jeta éperdu sur elle. Son petit coeur se gonflait dans sa poitrine, et il aurait marché dans ce moment-là sur un bataillon de soldats.

    — Non, s’écria-t-il hors de lui, on n’emmènera pas maman. Je ne veux plus de ce qu’elle a fait pour moi. C’est à moi à être sale, à coucher dehors; c’est moi qui l’ai mérité. Qu’on me ramène chez la fée ! Je lui rends tout : il faut qu’elle rende tout à maman.

    Il parlait encore qu’un énorme nain saisit la méchante Marianne par la taille, et l’envoya pirouetter au milieu de la rue. C’était Barbichon qui était apparu tout à coup, et qui, se tournant vers la grosse fille, lui dit poliment :

    — Un peu de place, s’il vous plaît, pour ma maitresse !

    Au même instant, la fée Bon-Cœur sortit de terre, et plaçant sa main sur l’épaule de la tendre mère :

    — Votre épreuve est finie, lui dit-elle. Celui qui avait fait le mal vient de le réparer.

    Puis elle embrassa Ravageot sur les deux joues, et disparut avec Barbichon, laissant derrière elle une bonne odeur, qui durait encore huit jours après.

    Quand le père, revenu de la surprise que lui avait causée cette apparition subite, leva les yeux sur sa femme, il l’aperçut avec ses beaux cheveux noirs, son beau teint, et la robe de levantine qu’il lui avait achetée lui-même pour sa fête. Elle le regarda, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre avec un bonheur inexprimable.

    Elle vécut depuis heureuse et honorée, respectée comme une sainte dans toute la ville, où chacun se découvrait devant elle. Mais quand on voulait exalter, en sa présence, son sublime dévouement, elle détournait la conversation.

    Quant â Ravageot, il devint, à partir de ce jour, le plus gentil petit garçon qu’on eût jamais vu. Il obéissait sans répliquer, et renonçait à ses volontés, dès qu’elles faisaient de la peine à son père ou à sa mère. Plus jamais on ne l’entendit se plaindre que l’eau était froide, ni crier après le peigne, quand il lui tirait les cheveux, ni refuser de la soupe, quand il voyait sur la table quelque chose de bon. De si bonne heure qu’on jugeât à propos de le mettre au lit, il n’avait garde de faire des façons, de peur d’y être pris. Il respectait ses livres, se rappelant à quel prix sa mère avait cru devoir les lui racheter ; et il aurait regardé comme un crime de se sauver d’elle, quand elle lui tendait les bras. Aussi il cessa bientôt de porter ce vilain nom de Ravageot, et on ne l’appela plus que le bon petit Jean, du nom que son parrain et sa marraine lui avaient donné.

     

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