• La Fille à Martin - Jean Macé (Contes du Petit Château)

    Auteur : Jean Macé

    Recueil : Contes du petit château (1862).

    Niveau : 4.

    Genre : Conte.

    Document proposé par Littérature au primaire.

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    LA FILLE A MARTIN

    (Jean Macé, Contes du Petit-Château)

     

    Il y avait une fois un homme qui avait été bien riche, et qui s’était réveillé pauvre un beau matin. Après avoir fait longtemps figure dans le monde, et avoir touché dans la main aux plus grands personnages, il s’était vu forcé, sur ses vieux jours, de se retirer dans un méchant petit village avec sa fille, une grande et belle demoiselle, habituée dès son enfance à ne rien faire de ses dix doigts, et qui se trouvait bien malheureuse dans sa nouvelle habitation.

    C’était une misérable cabane, aux murs enfumés, avec des fenêtres basses, garnies de vieux carreaux tout éraillés, et une immense cheminée dont la plaque disparaissait sous la suie. Le plafond, encombré de toiles d’araignée, était crépi grossièrement d’une couche épaisse de mortier qui s’écaillait de tous les côtés, et portait dans toute sa longueur sur de grosses poutres noircies et fendillées par le temps. Pour tout plancher, il n’y avait qu’un lit de terre battue, parsemé de pierres qui faisaient bosse çà et là. Sur le devant était une route de campagne, défoncée par les lourdes roues des charrettes, et couverte d’une vilaine boue, jaune et gluante, au milieu de laquelle on rencontrait des flaques d’eau à chaque pas. Derrière la maison, et sur ses côtés, s’étendait un terrain inculte, où quelques fleurs sauvages disparaissaient sous les chardons, et qu’un mur en ruines ne séparait qu’à demi des champs de pommes de terre...

    Jugez si c’était là une demeure faite pour plaire à des gens qui avaient toujours vécu dans de beaux appartements, où de nombreux valets s’empressaient à leurs ordres. Pour tout domestique, ils n’avaient pu trouver qu’une pauvre vieille, à moitié sourde, et ne voyant plus clair que d’un œil, qui faisait tant bien que mal leur petite cuisine, et rangeait à la diable la vaisselle de terre, le vieux linge et les meubles délabrés qui garnissaient la cabane. On la nommait la mère Antoine. Comme presque tous les gens de campagne elle avait sa maison et son petit champ, et elle s’était figuré leur faire une grande grâce en consentant à prendre en main leur ménage, dont personne ne voulait se charger.

    La chère demoiselle se trouvait donc, comme je viens de vous le dire, bien malheureuse là-dedans. Elle aurait donné bien des choses pour avoir encore son piano, et quelquefois elle semblait le chercher de l’œil ; mais il ne fallait plus y penser. Elle avait emporté avec elle une tapisserie, commencée dans des jours meilleurs, avec laquelle elle allait s’asseoir auprès de son père durant les longues heures du jour, et là, elle s’efforçait de dérider de temps en temps la morne figure du vieillard, en lui débitant tout ce qu’elle pouvait imaginer de gai, et elle y avait bien de la peine, car ses pensées n’étaient pas à la gaieté. Mais ses efforts, si pénibles, étaient bien rarement couronnés de succès. Il vient un âge où l’on ne peut plus changer ses habitudes, et si la jeune fille, pleine de vie et de santé, se désolait de son changement de position, je vous laisse à penser quelle devait être la désolation de ce pauvre vieux homme, tout perclus d’infirmités, et dont l’estomac débile se révoltait contre les préparations peu savantes de leur nouvelle cuisinière.

    Aussi sa vie n’était qu’une plainte continuelle. Le pain était mal cuit et plein de son, la viande sèche et brûlée. La soupe avait un goût d’eau de vaisselle. Les fenêtres laissaient entrer le vent, et ne laissaient pas entrer le jour. La cheminée fumait, et ne chauffait pas. Tout était sale, tout traînait dans la maison. Jamais on n’avait vu femme plus malpropre et plus négligente que la mère Antoine.

    À cela la bonne vieille, qui avait toujours été maitresse chez elle, répondait, sans se gêner, tout ce qui lui passait par la tête, et l’on n’avait pas facilement le dessus avec elle. La demoiselle essayait parfois d’intervenir, soit pour calmer son père, soit pour mettre fin aux insolences de la vieille ; mais elle n’y réussissait guère. Tout ce qu’elle y gagnait le plus souvent, c’était quelque rebuffade de son père, ou quelque bon coup de langue de l’autre, qui la remettait à sa place le plus cavalièrement du monde.

    Un matin, le vieillard se réveilla de plus mauvaise humeur encore que de coutume. Son lit s’était défait pendant la nuit, et il avait mal dormi. Il se sentait la tête lourde et les yeux brûlants, et maugréait en lui-même contre sa maudite femme de ménage. Mère Antoine, s’écria-t-il dès qu’elle entra, combien de fois ne vous ai-je pas recommandé de mieux border les draps, et de replier la couverture au pied du lit ? Vous ne tenez aucun compte de ce que je vous dis, et, grâce à vous, je viens de passer une nuit affreuse.

    — Mon cher père, dit la fille qui voyait venir un orage, ne vous serez-vous pas trop agité cette nuit ? Le lit paraissait bien fait hier au soir.

    — Non, mademoiselle, reprit-il d’une voix rude, non, mademoiselle, je ne me suis pas trop agité. Si vous aviez un peu plus de considération pour votre père, vous ne soutiendriez pas cette femme contre lui. C’est à moi, il me semble, à décider si mon lit est bien ou mal fait.

    — Ah ça ! mon cher monsieur, lui dit la vieille en se plantant droit devant lui, est-ce que vous vous figurez, par hasard, que je vous ai attendu pour apprendre à faire un lit ? Je vous dis, moi, que ma manière est bonne et ce n’est pas à mon âge que j’irai la changer. Feu mon pauvre défunt, qui vous valait bien, s’en est contenté pendant trente-cinq ans, vous ferez comme lui, s’il vous plaît.

    C’était un peu dur, vous en conviendriez, de s’entendre dire de ces choses-là après avoir eu des domestiques qui ne parlaient qu’à la troisième personne Monsieur m’a appelé ?... Que désire Monsieur ?... Si Monsieur veut bien le permettre ! Pendant que le pauvre vieillard, rouge de colère et d’indignation, cherchait une réponse sans la trouver, sa fille, outrée d’un pareil manque de respect, se leva brusquement, et, prenant la mère Antoine par le bras, elle lui fit faire volte-face vers le petit réduit qui servait de cuisine.

    — En voilà assez, dit-elle; allez faire votre déjeuner.

    Ses yeux étincelants de courroux et son geste impérieux en imposèrent à la vieille, qui n’essaya pas de résister ; mais elle ne se tenait pas pour battue. Elle s’achemina en grommelant du côté de son fourneau, et, pendant qu’elle allumait le feu, elle mâchonna entre ses dents, assez haut toutefois pour qu’on l’entendît :

    — S’ils ne sont pas contents, qu’elle le fasse elle-même ! En voilà encore une pour faire la fière, que la fille à Martin!

    Il faut vous dire qu’il n’y avait pas de passe-ports dans ce temps-là, ni de maire devant lequel il fallût décliner ses noms, prénoms et qualités en arrivant dans un endroit. Tout humilié de tomber si bas, et plein de dédain pour l’entourage plus que modeste auquel il était désormais condamné, le père n’avait dit son nom à personne, et sa fille avait fait comme lui, si bien que les gens du village s’étaient grandement fâchés contre eux. Dans les grandes villes un voisin de plus, on n’y fait pas attention, mais à la campagne, c’est une autre affaire. Là, les sujets de conversation sont rares, et quand il en survient un bon, on ne le laisse pas volontiers tomber dans l’eau. Un monsieur qui arrivait comme cela à l’improviste de la capitale, avec une demoiselle qui conservait encore de grands airs sous sa robe de laine râpée, il y avait là, bien sûr, toute une histoire ; et ne pas même dire son nom, c’était aussi par trop indignement voler la curiosité des gens. Au dépit de la curiosité trompée se joignait une amère rancune du mépris que témoignait ce silence obstiné. Le paysan n’aime pas qu’on ait l’air de faire fi de lui quand on vient vivre à ses côtés, et c’est, ma foi, un sentiment bien naturel : tout le monde en est là. Le bel esprit de l’endroit finit par trouver une vengeance au gros sel qui les remit tous en belle humeur.

    Il y avait dans le village un âne qui portait à la ville le beurre et les paniers d’œufs, et qui, selon l’usage des ânes de la foire, s’appelait Martin. Il fut décidé, sur la proposition de notre homme, qu’on donnerait son nom au mystérieux citadin, pour le punir ; et, comme il fallait bien nommer aussi la demoiselle, on en avait fait la fille à Martin. Cela était assurément peu généreux, car il n’y a que les gens sans éducation qui puissent insulter les malheureux ; mais c’est qu’aussi ceux-là n’avaient pas reçu d’éducation, et ils ne se piquaient pas de savoir-vivre.

    Le mal eût été petit si cette grossière plaisanterie n’avait pas franchi le cercle de ceux qui l’avaient imaginée. Malheureusement l’écho en était arrivé aux oreilles de la jeune demoiselle qui en souffrait cruellement, moins pour elle que pour son père, si indignement outragé. Figurez-vous quelles durent être sa honte et sa douleur en s’entendant donner ce sobriquet odieux dans sa propre maison, à deux pas de son père, qui, heureusement, n’avait rien entendu, car il aurait demandé des explications, et, de l’humeur dont était la mère Antoine, elle ne se serait pas fait prier longtemps pour tout lui dire.

    Le déjeuner se ressentit naturellement de la scène qui l’avait précédé. Il fut détestable, et le vieillard s’étant levé de table, le front tout soucieux, la jeune fille vint s’asseoir timidement à côté de lui, sa fidèle tapisserie à la main. Hélas ! elle venait de s’apercevoir que la laine allait lui manquer, et l’argent manquait aussi pour en acheter d’autre. Cela coûte cher, la laine à tapisserie ! Ce n’est pas un travail, c’est une ruine, quand on n’est pas riche. En vain essaya-t-elle d’entamer la conversation. Ses avances furent reçues avec froideur, et bientôt une phrase, plus sèche que les autres, lui signifia clairement qu’elles étaient importunes.

    Elle se leva, le cœur gonflé de chagrin, et sortit sans rien dire. Un petit sentier à peu près sec, pratiqué dans la boue par les piétons, serpentait le long de la route. Elle s’y engagea machinalement, et se prit à réfléchir à sa triste destinée. Sans doute les privations de cette vie misérable ne lui étaient pas indifférentes, et ce changement si brusque d’habitudes l’avait fait plus d’une fois soupirer ; mais ce n’était pas à cela que ses pensées s’arrêtaient. Elle voyait avec terreur son père s’éloigner d’elle chaque jour davantage, un père si tendre pour elle et si bon autrefois ! Elle se rappelait, quand elle était petite, comme il la dévorait de caresses ; comme il aimait à la tenir sur ses genoux, à passer sa main dans ses petites boucles à jouer, à jaser avec elle ; et, comme ses yeux se remplissaient de larmes au moindre bobo, au moindre chagrin qu’elle avait. Et plus tard, quand sa pauvre mère les avait quittés, et qu’ils étaient restés seuls ensemble, de combien d’amour l’avait-il entourée ! Pour sa fille, son idole, plaisirs, affaires, il quittait tout sans jamais hésiter. Un sourire, un regard obtenaient tout de lui ; et, s’ils étaient pauvres à cette heure, son empressement à satisfaire tous les caprices de ce cher despote, à les prévenir quelquefois, y étaient bien aussi pour quelque chose. Maintenant il la regardait d’un œil sec, quand elle avait l’âme pleine d’angoisses, et, malheureux comme il était, il ne voulait même plus de ses consolations. C’était là surtout ce qui lui fendait le cœur, car la brave fille aimait son père. Elle se sentait prête pour lui à tous les sacrifices, et la pensée de son impuissance à lui rendre la vie plus douce était pour elle un poids qui l’étouffait.

    Tout en repassant ces choses dans sa tête, elle était arrivée devant la fontaine. Elle s’assit sur une des marches par où l’on montait pour puiser l’eau et cachant sa figure dans ses mains, elle éclata tout à coup en sanglots. Elle sanglota, sanglota longtemps, sans être dérangée, car tout le monde était aux champs à cette heure-là. Soulagée enfin par le torrent de larmes qui avait coulé de ses yeux, elle essuyait ses joues humides et allait se lever, quand une femme, qu’elle n’avait pas vue venir, mit le pied sur la marche où elle était assise.

    C’était une dame de grand air, belle comme une reine et richement habillée, la maîtresse du château qu’on apercevait à quelques centaines de pas en avant du village. Elle avait à ses ordres une armée de domestiques ; mais c’était pour elle un besoin de travailler et d’exercer ses forces, et elle venait elle-même chercher de l’eau à la fontaine dans un baquet mignon, cerclé en argent, qu’elle portait fièrement sur l’épaule. Ajoutons qu’elle le portait avec une grâce et une tournure dont n’approchent point les plus élégantes de celles qui balayent aujourd’hui avec leurs robes les allées du bois de Boulogne. Il fallait la voir, les jours de moisson, s’en aller aux champs avec ses femmes, sa faucille d’or à la main. Les paysans les plus sauvages s’écartaient respectueusement sur son passage ; et jamais lady anglaise, présentée à la cour, n’excita un murmure d’admiration pareil à celui qui accueillait notre belle châtelaine, quand elle revenait, le soir, montée sur le grand chariot de gerbes, l’œil brillant, les joues roses, et tenant dans ses bras quelque gros enfant joufflu qui l’avait couronnée de bleuets. Tout lui réussissait à un point qu’on ne saurait dire. Là où les autres gagnaient des cents francs, elle en gagnait des mille ; et là ou ils en dépensaient des mille, elle en dépensait des cents. Personne n’y pouvait rien comprendre ; mais la vérité, c’est qu’elle était fée. Seulement elle n’en parlait pas pour ne pas faire de bruit dans le pays.

    Quand elle vit cette pauvre demoiselle, à peine remise de ses sanglots, qui essuyait ses dernières larmes avec un mouchoir tout trempé, elle en eut grande pitié, et déposant le baquet sur la margelle de la fontaine :

    — Qu’avez-vous, ma chère enfant, lui dit-elle, que vous pleurez ainsi ?

    — Hélas ! madame, je pleure l’amour de mon père qui s’en va chaque jour plus loin de moi.

    — N’êtes-vous pas la fille de cet homme qui est venu dernièrement s’établir ici ?

    Oui, madame, répondit l’autre en rougissant, car elle pensait à Martin, et se doutait bien que l’histoire en était connue partout.

    — Votre père se trouve donc bien malheureux ?

    — Oh ! oui, bien malheureux ! et c’est encore là ce qui me désole, car Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie pour lui.

    La belle porteuse de baquet sourit tranquillement.

    — Il n’est pas besoin de tant que cela, dit-elle. Promettez-moi seulement de bien vous servir du don que je vais vous faire :

    TOUT CE QUE VOU-S TOUCHEREZ DE VOS MAINS RÉJOUIRA LE COEUR DE VOTRE PÈRE.

    Allez, et ne pleurez plus. Vous étiez sa fille : vous serez sa mère. Il vous aimera d’un amour que vous ne connaissez pas.

    Disant cela, elle emplit d’eau son baquet mignon, et l’emporta d’un pas rapide et léger, répandant autour d’elle comme un souffle de force et de courage, à rendre vaillants les cœurs les plus mous.

    La demoiselle se sentait comme transformée par les bonnes paroles de la fée. Sans plus attendre, elle reprit le chemin de la maison, et, cette fois, ce fut avec un sentiment inexprimable qu’elle aperçut de loin l’humble toit dont l’aspect l’avait tant de fois fait frissonner. Un devoir sacré l’y attendait, et elle avait hâte de mettre à profit le pouvoir magique que ses mains venaient de recevoir.

    Comme elle approchait, l’enfant du voisin, un robuste et frais marmot qui barbotait avec ses petits pieds nus dans la houe, lui tira méchamment la langue en criant :

    — Oh ! la fille à Martin !

    Il jeta même de son côté une pierre qui l’éclaboussa en tombant ; et le père, grand gaillard bien découplé, qui fumait une petite pipe, appuyé contre sa porte, regardait cela en riant de ce grand rire silencieux, si insupportable aux gens de la ville. Mais la fille à Martin avait le coeur trop rempli d’allégresse pour se fâcher. Elle jeta avec bonté sur l’enfant un regard de doux reproche qui le rendit tout honteux, et il courut se cacher dans les jambes de son père. Celui-ci eut honte à son tour. Il ôta sa pipe de sa bouche, et dit en s’inclinant gauchement

       Ne faites pas attention, mademoiselle. Il n’est pas méchant.

     

    II

    Cependant le vieillard était rentré en lui-même après le départ de sa fille, et il s’était repenti d’avoir été si injuste avec elle. Lui aussi s’était rappelé le passé. N’avait-il rien à se reprocher avec cette pauvre enfant qu’il avait élevée dans le luxe et l’oisiveté, qu’il avait habituée à tant de soins et de caresses, et qui venait de tomber dans une existence si triste, sans même y rencontrer dans son père un consolateur et un soutien. L’amour d’autrefois, qui s’était engourdi dans son cœur, glacé par l’infortune, se réveilla subitement et réchauffa tout son être. Il ramassa la tapisserie qu’elle avait laissée tomber en se levant, et il la regardait d’un œil distrait, l’esprit perdu dans les souvenirs du temps passé, quand la demoiselle entra. Sans se dire un mot, et d’un même mouvement, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et se tinrent longtemps embrassés. Ils ne pensaient plus, en ce moment, à la mère Antoine, ni au mauvais lit, ni aux misères de la pauvre cabane qui leur semblait s’être illuminée.

    La jeune fille se dégagea la première de ce bienheureux embrassement, et lançant à son père un de ces sourires malicieux qu’elle avait pour lui jadis, quand elle lui préparait une surprise :

    — Voilà une fenêtre bien sombre, dit-elle ; voyons si je saurai la nettoyer.

    — Y penses-tu, chère enfant ? s’écria-t-il ; laisse cela à la mère Antoine.

    Et il voulait lui ôter des mains le torchon qu’elle avait déjà trempé dans une petite écuelle ; mais elle n’eut garde de le lâcher, pressée qu’elle était de voir ses mains à l’œuvre.

    — La mère Antoine n’est pas aussi habile que moi, cher père. Tu vas en juger.

    Tout en parlant, elle avait sauté légèrement sur une chaise et déjà le torchon était en danse. Elle le passait ferme et vite sur les carreaux, mouillait et frottait, et jouissait avec ravissement de la transformation merveilleuse qui s’opérait sous ses doigts agiles. Ce fut seulement quand elle eut fini, et que, sautant à bas de sa chaise, elle se recula pour contempler son œuvre, ce fut seulement alors que son père put se rendre compte de ce qu’elle venait de faire.

    Les carreaux étincelaient comme des diamants dans leurs châssis repeints à neuf, et garnis de bonnes espagnolettes en bronze poli, qui défiaient toutes les furies du vent. Des rideaux en damas bleu s’étaient accrochés d’eux-mêmes et retombaient en plis gracieux de chaque côté. Un beau rayon de soleil, envoyé par la fée, vint jouer tout à coup dans ces magnificences pour les rendre plus séduisantes. Le coup d’œil était si joli qu’il arracha au vieillard un cri de surprise et d’admiration, et sa fille se sentait plus fière qu’une reine, en voyant la joie qui se peignait sur tous ses traits.

     

    Le premier essai avait été trop heureux pour en rester là. Elle travailla jusqu’au soir avec une ardeur qui allait toujours croissant, car selon la promesse de la fée, partout où ses mains passaient, elles laissaient derrière elles des merveilles. Elle commença par balayer le plancher, et toutes les pierres que touchait son balai s’étalaient en dalles carrées de différentes couleurs, qui finirent par se réunir toutes, en dessinant de charmantes arabesques. Puis ce fut le tour du plafond. Caressées par le balai, les poutres prirent des tons de chêne vernissé, et se relevèrent de filets d’or qui égayaient la vue. Le crépissage informe se changea en stuc brillant, et les toiles d’araignées devinrent d’adorables peintures, où de gros amours roses conduisaient avec de longs rubans, des chèvres mutines et des moutons frisés. Un magnifique papier blanc à gaufrures satinées, avec une bordure bleu et argent, parut bientôt sur le mur ; puis la cheminée se métamorphosa ; puis les meubles, à mesure que les mains magiques se posaient sur eux.

    Épuisée enfin de fatigue et de joie, la demoiselle se laissa tomber sur une charmante causeuse de velours, qui n’avait été jusque-là qu’une vieille chaise de paille, boiteuse et défoncée, et se battit des mains à elle-même, en s’accompagnant d’un petit rire, frais et clair comme le chant d’un oiseau. Son père qui la suivait du regard, en silence, depuis le commencement, son père vint s’appuyer alors sur le dos de son siège. Il lui prit la tête entre ses mains qui tremblaient, et, se penchant sur elle, il l’embrassa au front. Une larme, qu’elle sentit tomber chaude sur sa joue, l’aurait récompensée de tout ce travail, si le travail n’avait été lui-même tant prodigue de récompenses.

    En ce moment, la mère Antoine entra pour préparer le dîner. Dans son premier étonnement, elle leva les bras en l’air, ouvrit de grands yeux et une grande bouche, mais ne put articuler une parole.

    — Eh ! Seigneur mon Dieu ! s’écria-t-elle enfin, d’où vous vient tout cela, ma chère et bonne demoiselle ?

    Il n’était plus question de la fille à Martin, comme vous pouvez croire.

    Je l’ai trouvé en faisant votre ouvrage, mère Antoine, et je veux continuer. Laissez-moi faire le dîner : vous reviendrez pour laver la vaisselle.

    Et la voilà qui se met à fureter dans les armoires, cherchant le beurre d’un côté, la viande de l’autre, goûtant aux petits pots pour distinguer le sel du sucre en poudre, car elle ne connaissait la place de rien. Elle en eut pour un bon quart d’heure d’apprentissage, et ce ne fut pas non plus une petite affaire que d’allumer le charbon. Mais elle n’eut pas à regretter ses peines, quand après avoir bien tâtonné, et s’être plus d’une fois brûlé le bout des doigts, elle put enfin dresser triomphalement son couvert sur l’ancienne petite table de bois blanc, à pieds branlants dont l’acajou se marbrait maintenant de veines chatoyantes. Linge damassé, verres de cristal taillé, fine porcelaine et couverts en argent ciselé, le vieillard ne reconnaissait plus rien de son vieux service, et vous devinez bien pourquoi. Ses yeux s’arrêtaient surtout avec complaisance sur les tranches d’un joli pain, blanc comme la neige, à la croûte ferme et dorée, qui tenait la place de cette grosse miche indigeste, sa terreur habituelle. Je ne sais plus trop ce qui parut sur la table, si ce fut un filet de chevreuil, ou bien une poularde truffée; mais quelque fut le plat, il parut un morceau de roi aux deux convives, qui déclarèrent d’un commun accord n’avoir jamais mangé rien de pareil.

     Ils étaient encore à le vanter entre eux, quand reparut la mère Antoine. Elle commença par desservir la table, d’un air très respectueux, ma foi et sans se mêler à la conversation, comme elle en avait la déplorable habitude, elle se mit en devoir de laver les assiettes.

    Soudain la jeune fille courut à elle, en poussant un cri d’horreur. La malheureuse vieille était en train de défaire tout son ouvrage. Dans ses mains, qui n’avaient pas été douées par la fée, la belle porcelaine redevenait vieille faïence ; les cuillers et les fourchettes n’étaient plus qu’en fer battu; ce qui restait du joli pain s’était changé en un morceau de miche massive, le plat si vanté en un affreux ragoût, qui nageait dans une sauce roussâtre. Il fallut lui ôter tout des mains.

    — Merci de votre peine, mère Antoine. Demain matin, je vous donnerai les commissions pour le village : je me charge du reste.

     


    Elle poussa bien un petit soupir en plongeant ses belles mains blanches dans l’eau de vaisselle, qui menaçait de les rougir à la longue. Mais il n’y avait pas à reculer, et tout ce bien-être dont elle venait de faire la conquête pour son père valait bien la peine d’un sacrifice.

    Après avoir réparé le mal en touchant de nouveau toutes les pièces de son beau service, pour le remettre en ordre, elle dit à son père :

    — Maintenant je veux refaire ton lit, pour être sûre que tu dormiras bien. Une demi-heure après, l’heureux vieillard prenait possession d’un lit bien rebondi, garni de moelleuses couvertures, de larges oreillers, et de linge qui sentait bon. Il ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain matin.

    Comme il ouvrait les yeux, il aperçut sa fille occupée à brosser ses vieux habits, et il ne fut pas peu surpris de les trouver tout neufs en s’habillant.

    Je n’ai pas besoin de vous décrire tout le bonheur qui régnait dans cette maison. La fille allait et venait en chantant, fière de son pouvoir, et tout entière au soin de ses trésors. Le père se sentait revivre, et contemplait sa vaillante enfant d’un air de respectueuse reconnaissance qui vous eût fait venir les larmes aux yeux. Dans la matinée, la fée parut à la porte, et fit un signe à sa protégée qui courut la rejoindre. Elles allèrent ensemble derrière la maison, et là, montrant le terrain inculte :

    — A présent, dit la fée, il est temps de s’occuper du dehors. La campagne ne demande pas mieux que d’être belle ; mais il faut l’aider.

    — Eh ! que puis-je faire ? répondit la demoiselle je n’ai jamais touché à la terre.

    — Il faut y toucher, mon enfant. C’est le seul moyen de faire connaissance avec elle.

    Elle lui donna une petite bêche qu’elle tenait à la main, et un sac rempli de paquets de graines sur lequel elle souffla trois fois ; puis elle disparut.

    Ce fut encore une journée bien laborieuse; mais au moment où le soleil allait se coucher, tout était fini ; et, d’une voix joyeuse, la bonne fille appela son père, qui recula de surprise en apercevant un jardin miraculeux, tel que les jardiniers ne savent pas en faire. Tout avait poussé par enchantement. Les arbres étaient déjà grands et tout couverts de feuilles et de fruits : les oiseaux mêmes y avaient leurs nids. Le mur, partout relevé, disparaissait sous les espaliers chargés de pommes, de poires, de pêches et d’abricots; des pieds vigoureux de chasselas rouge tapissaient la maison d’une fraîche verdure, et laissaient pendre de tous les côtés leurs grappes vermeilles qui semblaient inviter la main à les cueillir.

    On se promena dans les allées que bordaient de grosses touffes de fraisiers ananas, et, chemin faisant, la belle jardinière nommait à son père toutes les fleurs dont elle cueillait les plus belles pour lui faire un gros bouquet. Elle le conduisit enfin vers un banc de gazon, ombragé par un épais buisson de noisetiers; et là, ils assistèrent en silence au coucher du soleil, qui descendait derrière les montagnes, au milieu d’un ciel enflammé. Une fauvette entonna sa chanson au-dessus de leurs têtes ; et, dans le lointain, on entendait la corne du pâtre qui rappelait le bétail dispersé dans la prairie.

    — Merci, ma chère amie, fit le vieillard en serrant les mains, déjà un peu hâlées, de sa fille.

    Il ne put en dire davantage; mais leurs regards se rencontrèrent, et ils se sourirent comme on doit se sourire au paradis.

    Le lendemain, nouveau travail, nouveau triomphe, assez chèrement acheté, il est vrai. La fée était encore venue, et présentant à la bonne travailleuse une petite paire de sabots et une racloire légère, dans le genre de celles qu’emploient les gens qui ratissera la boue sur les routes, elle lui avait montré du doigt l’horrible chemin qui bordait la maison. Puis elle avait disparu, comme la veille.

    Pour le coup, il y eut quelque chose en elle qui se révolta. Elle vit en pensée ses amies de salon et les fiers cavaliers qui papillonnaient jadis autour d’elle, défiler dédaigneusement devant la balayeuse de route et il lui semblait que cela serait mis le lendemain dans la gazette. Et il n’était pas besoin du jugement des autres pour l’effrayer : cette vilaine mare de boue lui inspirait bien déjà assez de répugnance. Si la fée était restée, nul doute qu’on eût trouvé mille bonnes raisons pour lui rendre son malencontreux présent. Mais que faire ? Elle était bien loin, et pouvait-on se risquer, après tant de bienfaits, à la mécontenter en lui désobéissant ? La demoiselle finit par en prendre son parti. Elle chaussa les sabots, sans trop faire la grimace ; puis fermant soigneusement la porte, pour que son pauvre père ne la vît pas, elle attaqua bravement la boue avec sa racloire, et commença à la ramener vers le fossé.

     

    Aussitôt, comme à un coup de cloche, on vit sortir hommes et femmes de toutes les maisons, qui avec sa pelle, qui avec son balai, et chacun se mit à travailler à tour de bras dans le chemin. Au bout d’une heure, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait plus une tache de boue, et le chemin desséché, sablé, uni comme une allée de jardin, était devenu la plus agréable promenade, la plus douce au pied qu’on pût désirer.

    Un appel joyeux fit paraître le père sur le seuil de sa porte. Sans lui donner le temps de s’extasier et d’interroger, sa fille le prit par le bras et l’entraîna sur la belle route neuve. C’était la première fois qu’il sortait depuis son installation dans la cabane. Il ne s’était pas encore senti le courage de s’aventurer dans toute cette boue, et il faisait là un véritable voyage de découverte. Le temps était magnifique. La petite rivière qui arrosait la prairie brillait au soleil comme un ruban d’argent; les oiseaux chantaient dans les arbres, et la bonne odeur des foins coupés montait d’en bas, par bouffées, jusqu’à nos promeneurs.

    — Nous pouvons encore être heureux ici, dit le père ; et il ajouta d’une voix émue :

    — Grâce à toi, chère enfant !

    Après avoir été bien loin, ils s’en retournaient à pas lents, savourant à l’aise les délices de leur promenade, quand l’enfant du voisin, qui les regardait venir, accourut au-devant d’eux en gambadant.

    — Oh ! le sale enfant, fit le vieillard. Il est à ne pas prendre avec des pincettes.

    Elle attira doucement le petit à elle, lui passa son mouchoir sur la figure et ses mains dans les cheveux, et le présentant à son père :

     — Tu ne l’as pas bien regardé, dit-elle. Vois comme il est joli !

    De fait, elle l’avait nettoyé en un clin d’oeil comme il ne l’avait jamais été, et il ne se pouvait rien voir de plus joli que le petit fripon, avec ses belles joues roses, ses grands yeux bleus à la fois timides et sauvages, ses cheveux blonds plus fins et plus brillants que la soie, et sa bouche mignonne qui souriait gentiment à la belle demoiselle. Entre les vieilles gens et les petits enfants, le bon Dieu a rendu l’amitié facile, parce qu’il voulait qu’ils se tinssent compagnie. Attiré involontairement par tant de gentillesse, le vieillard se pencha en tendant les bras et l’enfant, subitement apprivoisé, s’y jeta en riant. L’amitié était faite et ils emmenèrent leur petit compagnon jusqu’à sa porte, où son père le reprit avec ce gros sourire agaçant dont j’ai déjà parlé.

    — Comment un animal pareil peut-il avoir un si bel enfant? murmurait l’ancien grand seigneur, en s’asseyant sur le banc de gazon dans son jardin.

    — Laissez-moi vous le présenter, mon cher père, reprit sa fille.

    Et marchant droit au paysan, qui la regardait d’un air étonné, elle le prit par la main, et lui dit gracieusement :

    — Ne voudriez vous pas, monsieur, conduire votre enfant à mon père ?

    Quelle fut la surprise du fier vieillard quand l’animal de tout à l’heure se trouva transformé en un homme digne et poli, dont les manières avaient certes plus de noblesse dans leur simplicité que celles de beaucoup de gros richards qu’il avait vus se pavaner dans les salons ! Le regard s’était allumé; le rire niais avait fait place à une expression intelligente et sérieuse ; l’homme s’était redressé dans sa grande taille, et il entendait faire honneur à une attention qui le flattait. Le simple contact de la main enchantée avait suffi pour le changer des pieds à la tête.

    Ils causèrent longtemps, le paysan écoutant avec intérêt ce qu’on lui racontait de la ville, et parlant en très bons termes des choses de la campagne qui étaient nouvelles pour eux. L’enfant s’était accroché à la robe de la demoiselle, et, tenu en respect par la présence du papa, qui ne badinait pas, il avait fini par s’endormir entre ses genoux. Quand le voisin prit congé, emportant dans ses bras son garçon endormi, c’était un ami, et nos pauvres exilés n’étaient plus seuls au monde.

    Vous croyez peut-être que c’était assez de prodiges comme cela, et que la fée devait être contente de tout ce qu’avait fait son élève. Eh bien ! cela ne lui parut pas encore suffisant. Elle reparut de nouveau, cette fois avec un grand panier à provisions, et le mettant au bras de la jeune fille :

    — Ceci est mon dernier cadeau, lui dit-elle, et il ne fera pas honte aux autres. Allez faire vos achats vous-même : les pièces d’argent deviendront des pièces d’or entre vos mains.

    Il fallut obéir. Tous les matins, on la voyait partir, son grand panier au bras, et comme les pièces d’argent devenaient des pièces d’or entre ses mains, il ne manqua plus jamais rien dans le ménage. Les marchands, qui l’aimaient à cause de sa bonne mine et de ses façons honnêtes, mettaient toujours de côté pour elle ce qu’il y avait de meilleur dans leurs boutiques. Tout le monde lui faisait fête, car elle était en grande considération dans le village depuis qu’on l’avait vue si brave au travail et si dévouée à son père ; et celui qui avait inventé la plaisanterie de la fille à Martin ne savait plus où se cacher, quant il la voyait arriver.

    Un jour, le fils du roi vint à passer par là, comme la demoiselle s’en retournait à la maison, son grand panier sous le bras. Il la reconnut pour avoir dansé autrefois avec elle dans les bals de la cour, et je crois même qu’elle ne lui avait pas été dans ce temps-là tout à fait indifférente. Il ignorait l’histoire de la ruine de son père, car il se passe tant d’événements autour des rois, que beaucoup leur échappent. Surpris de rencontrer sa belle danseuse dans un tel équipage, il s’informa d’elle auprès des gens du lieu, et ce fut un concert d’éloges unanimes. On lui raconta comment elle avait sauvé son père des horreurs de la misère ; on lui dit toutes les merveilles écloses sous sa main, et il ne pouvait se lasser d’en faire recommencer le récit. Il était tout songeur en partant, et, dans la nuit, il rêva d’une petite main blanche qui faisait des miracles.

     

     

     

    III

     

    L’hiver était venu, et le bon vieillard s’affaiblissait tous les jours. Comme le froid devenait rigoureux, et que ses habits n’étaient plus de saison, il fut convenu que sa fille irait à la ville lui en acheter d’autres. C’était une bien grande course, et, si elle avait pu, elle aurait bien volontiers envoyé quelqu’un à sa place, car cela lui déplaisait fort de quitter son père, pour toute une journée, dans l’état de santé où elle le voyait. Mais sa main seule avait le privilège de changer les pièces d’argent en pièces d’or, et, quand on est pauvre, il faut bien souvent se résoudre à des choses dont l’idée révolterait les gens riches.

    Elle se mit donc en route de grand matin, après avoir bien recommandé son père à la femme du voisin, et lui avoir montré où elle pourrait prendre tout ce dont il aurait besoin; et tant que dura le jour, elle marcha en toute hâte, tant dans la ville que sur les chemins. Enfin, vers le soir, elle rentra bien fatiguée, et, avant de songer à se débarrasser du gros paquet, qu’elle apportait, elle courut à son père, qu’elle venait d’apercevoir étendu dans le lit. La voisine, assise à côté de lui, essayait de lui faire avaler une potion, évidemment prescrite par le médecin, car l’ordonnance était encore sur la table. Mais il semblait ne pas la voir, et ses yeux hagards se fixaient obstinément du côté du mur.

    Sa fille y regarda, et quelle fut son épouvante, quand elle vit la Mort, debout dans la ruelle, qui tenait de sa main décharnée le vieillard à la gorge, et lui disait avec un ricanement cruel :

    — Dépêchons-nous je suis pressée. Viens avec moi dans la terre.

    La pauvre enfant se sentit le cœur bien affreusement serré à cet horrible spectacle ; mais elle se garda bien de se trouver mal, quand on avait tant besoin d’elle. Déposant son paquet elle prit la potion des mains de sa voisine, et la tendit d’une main à son père, pendant que de l’autre elle redressait les oreillers qui s’étaient affaissés.

    Il sourit en la reconnaissant, et but sans difficulté. Quand elle releva les yeux vers la ruelle, la terrible apparition avait fait place à une belle femme, vêtue de blanc, dont la figure pale et amaigrie avait une expression de douceur enchanteresse. L’une de ses mains était posée sur l’épaule du vieillard ; de l’autre, elle lui montrait le ciel et son grand œil bleu, abaissé sur lui, l’appelait avec bonté.

    — Où voulez-vous m’emmener ? murmura-t-il avec un reste d’effroi.

    — Tu le sauras tout à l’heure. Ne tremble pas : ce n’est rien de mauvais.

    Il parut s’apaiser, et déjà sa figure rayonnait d’une sorte de joie solennelle, quand son regard rencontra la jeune fille qui pleurait en silence, et l’angoisse reparut sur ses traits, car il se rappela qu’il allait la laisser seule. Mais la bonne fée arriva en ce moment au chevet de son lit. Elle se pencha sur lui, et lui glissa ces trois mots dans l’oreille :

    — J’aurai soin d’elle.

    Il s’endormit alors, le sourire sur les lèvres, et la main dans la main de sa fille.

    Quand on vint le chercher pour l’emporter au cimetière, la courageuse enfant l’accompagna jusqu’au bout ; et, après la cérémonie, elle voulut lui embellir encore sa nouvelle demeure. Bientôt sa tombe se couvrit de fleurs et de verdure. Des branches de lierre rampaient tout autour, et des rosiers nains, des pensées, des violettes et des pervenches s’y pressaient entre deux petits sapins, qui dressaient à chaque bout leurs têtes effilées, d’un joli vert tendre. Ce fut le dernier service que ses mains rendirent à ce père bien-aimé, et elle reprit ensuite le chemin de sa maison, ralentissant ses pas, et avançant comme à regret, tant elle craignait d’y rentrer.

    Sur le seuil de la porte, elle trouva la reine qui l’attendait avec ses femmes,  et qui lui dit en l’embrassant sur le front :

    — J’ai entendu parler de vous, mon enfant, et je viens vous chercher. Venez dans mon palais : je m’estimerai heureuse d’être la mère d’une fille comme vous.

    On la fit donc monter dans le carrosse doré de la reine, ni voulut l’avoir à son côté, et tous les gens du village la suivirent aussi loin qu’ils purent aller, en la comblant d’éloges et de bénédictions.

    Plus tard elle épousa le fils du roi, et elle eut une cour magnifique, des jardins splendides et des salons mille fois plus beaux que ceux de sa première prospérité. Mais au milieu de toutes ces splendeurs, elle paraissait quelquefois rêveuse, et quand ses femmes cherchaient à en deviner la raison

    — Je pense au temps où j’étais la fille à Martin, disait-elle. Je ne serai jamais plus aussi heureuse.

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