Edition numérique du livre de vulgarisation de Jean Macé
publié sur le site Ecole : références.
Il y a longtemps que j’enseigne l’arithmétique à de grandes demoiselles qui l’ont apprise déjà, et à chaque fois que je recommence avec une génération nouvelle, le même chagrin s’empare de moi. Je m’aperçois que la plupart ne comprennent pas ce qu’elles ont appris, et qu’elles appliquent les règles sans pouvoir les expliquer.
Quand on se reporte à ces tribus sauvages de l’Australie, où l’on ne sait compter, dit-on, que jusqu’à trois, rien ne paraît admirable comme les procédés élémentaires de l’arithmétique. Il y a là une puissance d’invention, une simplicité, une sûreté de marche qui force les esprits les plus fiers à s’incliner devant l’inconnu qui a trouvé cela. Celui-là, certes, fut un génie que peu ont égalé dans toute la série des siècles écoulés après lui, et il alluma au milieu des hommes une lumière qui éclaira pour eux des sentiers nouveaux.
Une lumière devrait s’allumer aussi chez l’enfant quand l’arithmétique lui est révélée. Loin de là, on dirait presque qu’un trou noir se creuse alors en lui, et que sa raison naissante s’engourdit à cette étude, au lieu d’en recevoir une impulsion. Il y apprend à réciter par cœur des formules qui ne disent rien à son intelligence, et à exécuter machinalement des opérations dont il ne se rend pas compte, habitude funeste qu’il emporte ensuite dans la vie et dont il ne lui est pas toujours facile de se défaire.
Cela doit à un vice radical de méthode dans le premier enseignement.
« Toute la suite des hommes, dit Pascal, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »
Cette longue éducation de l’humanité, dont le point de départ est si loin de nous, elle recommence en chaque petit enfant. L’enfant a cet avantage, il est vrai, que, servi par la tradition qui lui donne en bloc le trésor de découvertes péniblement amassé par les ancêtres dans toute la suite des âges, il franchit par enjambées gigantesques le chemin le long duquel ils se sont péniblement traînés. Mais il ne faut pas croire pour cela qu’on puisse le faire entrer en possession de son héritage sans suivre l’ordre dans lequel cet héritage s’est formé. Si rapide que soit sa course, il convient que l’enfant passe par la même route que l’humanité, et l’on doit respecter dans l’individu, si l’on veut faire besogne qui vaille, la loi qui a présidé à l’éducation de l’espèce.
Or, nous savons de reste, sans que personne nous l’ait appris, que le premier calculateur n’a pas débuté par les règles abstraites qu’on trouve dans les livres d’école. Il est assez évident qu’il a dû se trouver d’abord en présence de problèmes pratiques, dont il n’a pu se tirer qu’en tendant tous les ressorts de son intelligence pour créer la règle, et qu’il n’a pas fait de l’art pour l’art. Faire débuter l’enfant par la règle abstraite; et lui poser ensuite les problèmes à résoudre, c’est aller au rebours de la marche de l’esprit humain, qui en est chez lui au point où il en était dans l’enfance de l’espèce.
Aussi, qu’arrive-t-il ? C’est que son intelligence, ainsi brusquée, se refuse à l’abstraction qui se présente avant l’heure, et que sa mémoire seule entre en jeu pour se charger douloureusement de mots et de pratiques dont le sens lui échappe.
La vraie méthode est donc ici de le replacer dans les conditions du commencement, et de le faire assister en quelque sorte à la création de l’arithmétique. C’est ce que j’ai voulu essayer dans ce conte des Deux petits marchands de pommes, où je me suis peu inquiété des licences du récit, qui n’embarrassent pas les enfants. Si l’essai n’est pas suffisamment réussi, j’espère qu’il se trouvera quelqu’un pour le recommencer, car c’est par là, sans le moindre doute, qu’il faut conduire les enfants à l’arithmétique. Vienne ensuite le livre d’école et l’abstraction pure : elle fera son entrée utilement par une tranchée déjà ouverte, au lieu d’arriver en ennemie, s’efforçant de battre en brèche un pauvre petit cerveau fermé.
Ce livre-ci est donc un livre de préparation, un livre de famille, et je le dédie à toutes les mères qui ont eu le cœur gros en voyant leur enfant ouvrir, pour la première fois, le formidable Arithmétique qu’elles se rappelaient peut-être n’avoir jamais elles-mêmes tout à fait comprise
Jean MacÉ
Beblenheim, 13 décembre 1862.