• "Littérature" (E. Lecat, DP 1911)

    Ce texte d'Émile Lecat est un article du Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire 1911.

     

    Tableau de Rob Goncalves.

     

    Littérature

     

    Il est communément accepté que les lettres seules, dans l’enseignement, sont efficaces pour l’éducation, en ce que seules elles éclairent, développent, forment les sentiments, autrement dit seules parlent au cœur. Quant à la formation de l’esprit, par l’instruction, elles partagent avec les sciences ; mais, à bien considérer, la part principale leur revient. C’est ce que je voudrais d’abord établir.

    On se plaît d’ordinaire à considérer que les mathématiques, même élémentaires, même rudimentaires, habituent l’esprit à la précision, en telle sorte que tout progrès dans la science ou l’art mathématique serait, d’une manière générale, un progrès pour l’intelligence. Je suis de ceux qui le contestent. Les aptitudes mathématiques, le plus souvent, sont toutes spéciales, et n’ont que peu d’influence, si elles en ont, sur les autres études. En observant de près, on voit que des élèves experts à calculer, habiles à comprendre et à retenir la théorie en arithmétique, en géométrie, en algèbre, sont confus et décousus toutes les fois qu’ils ont à exprimer des idées, et n’arrivent pas à l’ordre, qui est la qualité des esprits équilibrés. Il serait donc imprudent de compter beaucoup sur les mathématiques dans un plan d’ensemble d’enseignement. Sans doute, quand elles sont portées à un degré supérieur, elles s’imposent à l’esprit et lui impriment sa forme ; mais alors, si d’autres études ne viennent pas à faire contrepoids, elles le faussent, parce qu’elles le mènent à transporter l’absolu dans le domaine du relatif. En résumé, les mathématiques ne sont pas pour les études ce centre de gravité que cherchent et sur lequel discutent les Allemands. 

     

    Je ne crois pas non plus qu’il se trouve dans les sciences physiques et naturelles ou sciences d’observation. Appelant l’attention sur le réel et procédant par l’induction, elles doivent avoir et elles ont une influence plus vraie, plus générale sur l’esprit que les sciences de déduction. Cependant, il ne faudrait pas s’exagérer cette influence. Bien souvent les physiciens, chimistes, physiologistes, naturalistes, etc., qui ont le long maniement de l’observation et de l’induction, deviennent, lorsqu’ils ne sont plus sur leur terrain propre, infidèles à la méthode expérimentale. Comment donc, dans la courte durée de trois années, les élèves de nos écoles normales primaires, partagés entre des études diverses, recevraient-ils des sciences physiques et naturelles un pli qui se grave et persiste, une habitude d’esprit qui continue à s’exercer et à s’appliquer, par l’observation et l’analyse, en dehors des objets qui relèvent de ces sciences? Serrons un peu la question de près. On compte, en théorie, sur les expériences multipliées dans les cours pour donner à l’esprit ces habitudes. Mais, dans la pratique, on s’aperçoit vite qu’elles nuisent à l’attention intellectuelle de l’élève qui se contente volontiers de l’attention des yeux. Trop souvent le travail de la réflexion ne s’est pas fait. Les principes que l’expérience a dû mettre en évidence ont été comme masqués par les dehors, les accessoires. L’élève répétera tout le détail mécanique de l’opération, mais le point essentiel lui aura échappé. Ce n’est pas pour une autre raison que beaucoup de professeurs préfèrent un dessin schématique à l’appareil lui-même, si celui-ci est compliqué. En somme, il n’y a rien là que de naturel. Une intelligence moyenne, à l’école normale, n’a pas la force de compréhension, de pénétration, d’assimilation que les théoriciens en pédagogie se figurent. 

     

    A plus forte raison s’il s’agit des leçons de choses, qui représentent, à l’école primaire, les sciences physiques et naturelles de l’école normale. Pour peu que les leçons ne soient pas très sobres, très simples, conduites avec beaucoup d’art, elles demandent à l’enfant un trop grand effort pour qu’il saisisse les rapports qu’indique le maître entre les objets montrés dans la leçon et les phénomènes de la nature vivante, entre les faits et leurs conséquences. Il pourra être sollicité à l’attention, retenir des mots ; mais il ne retirera pas le profit qu’on attend de l’intuition, de la vue même des choses. 

     

    Je n’entends aucunement par ces réserves discréditer les sciences physiques et naturelles, les expériences et les leçons de choses : elles constituent un grand progrès sur l’enseignement purement abstrait et théorique, réduit à des formules qui s’adressaient à la mémoire plus qu’à l’esprit. Je dis seulement qu’il ne faut pas s’exagérer leur effet utile, et leur attribuer une place hors de proportion avec leurs résultats possibles, au détriment de la langue et des lettres, où repose en réalité le centre de gravité des études. 

     

    Pour ma part, je ne comprends guère qu’on discute sur ce point. La langue et les lettres sont le fonds des études, parce qu’elles sont le fonds de l’être humain. Lorsqu’il arrive à l’école, l’enfant possède déjà la langue maternelle. C’est un acquis qu’il apporte à la classe, il a en lui la matière sur laquelle il va travailler, et n’a pas besoin de la tirer du dehors. 

     

    L’instrument du travail par excellence, que le maître mettra en jeu, l’analogie, il est en lui également, il lui est naturel, il s’applique spontanément. L’enfant est donc, pour ainsi parler, le sujet qui observe et l’objet de l’observation, puisque le monde extérieur se réfléchit en lui, et que c’est en lui qu’il le voit. Comment trouverait-on une base plus solide pour y asseoir la méthode de l’observation et de l’analyse ? 

     

    I

    L’étude de la littérature, à proprement parler, commence avec l’étude de la langue. Les exercices lexicologiques d’invention, l’analyse grammaticale qui recherche la nature et la fonction des mots, l’analyse étymologique qui en décompose les éléments, l’analyse logique qui établit la valeur et les rapports des propositions dans la phrase, tout cet ensemble de procédés porte en réalité sur les idées et, par conséquent, met l’élève en état d’écrire avec profit. Aussi peut-il composer et écrire de fait avant de savoir ce qu’on entend par littérature et d’avoir été préparé par l’analyse littéraire. Ces différents exercices de l’école primaire, repris et approfondis à l’école normale, appuyés sur l’histoire de la langue trouveront dès le début leur large application dans les lettres mêmes. 

     

    Ici se présente la question du latin, qui ne se peut passer sous silence. Des personnes autorisées disent encore que l’élève de l’école normale ne saura jamais sa langue, et surtout qu’il n’arrivera jamais à une sérieuse culture littéraire, s’il n’a pas été initié aux langues classiques et particulièrement à celles dont procède directement le français. Il est certain que le latin est pour la formation de l’esprit un admirable instrument, qu’il contient pour la meilleure partie la langue française, et a inspiré la plupart de nos grands écrivains. Mais pour arriver à des résultats appréciables, il faudrait faire au latin, dans le plan des études, une place non médiocre, — c’est là le nœud de la question, — et le temps manque déjà pour des connaissances qui ont, dans l’enseignement primaire, une application immédiate. Pour ménager au latin une part de temps, qui serait tout à fait insuffisante, on devrait renoncer à des matières, non seulement utiles, mais indispensables. Ce serait sacrifier le solide à une apparence. Cette considération, il me semble, tranche la question, et quant aux élèves des écoles normales et quant aux professeurs, puisque, pour la grande majorité et par la force des choses, ceux-ci sortiront de l’enseignement primaire et auront acquis dans les écoles normales mêmes le premier fonds de leur instruction. Tant mieux si, grâce à des éléments antérieurs d’études, grâce à leur initiative et à un effort personnel de volonté, ils parviennent à se mettre en possession du latin, dans une mesure quelconque ; mais on ne peut leur en faire une obligation. 

     

    Admettons, — et j’incline à le penser pour ma part, bien que ce point ne puisse être tranché par l’expérience du présent, — admettons que les maîtres formés dans les écoles normales, même après avoir passé par les épreuves du professorat spécial, n’auront pas le maniement aussi facile des idées générales et la délicatesse aussi affinée du goût que ceux qui auront été préparés par les disciplines classiques de l’enseignement secondaire. La question est de savoir s’ils ne peuvent atteindre à une culture littéraire qui suffise amplement, aux professeurs pour former les élèves-maîtres, aux élèves-maîtres pour former les enfants des écoles primaires, c’est-à-dire dans les deux cas pour les instruire et les élever, car le pays demande aux uns et aux autres une œuvre à la fois d’instruction et d’éducation. Ainsi posée, la question me paraît résolue affirmativement. J’espère que la suite de cet article le démontrera.

     

    II

    D’abord, je considère comme hors de conteste que les méthodes nouvelles, qui ont importé dans les écoles l’étude analytique et historique de la langue, peuvent en donner une connaissance intime, approfondie même, sinon une connaissance complète et qui, portant en elle-même ses moyens de vérification, n’ait besoin d’aucun secours étranger. Mais on n’attend pas sans doute que le personnel de l’enseignement primaire fournisse ou prépare des philologues. Pour ce qui est de l’étude de la langue, toutes les questions qu’elle comporte ont été traitées dans le Dictionnaire de pédagogie ; reste à dire ce que peut être pratiquement la littérature à l’école normale et, par suite, à l’école primaire. Comment entrer dans l’étude de la littérature? Prendra-t-on pour guides les anciennes rhétoriques, dont celle de Victor Le Clerc peut être considérée comme le type? A mon avis, on ferait fausse route. Ces traités, sinon dans leur fond, du moins dans la marche qu’ils suivent, dans leur distribution des matières, sont à côté du vrai, absolument artificiels, et du reste incomplets. En ne considérant que l’art oratoire ou en y ramenant tout le reste, ils mutilent ou défigurent les lois de la composition et du style, qui sont plus philosophiques à la fois et plus simples, et qui seront d’autant plus simples qu’elles seront plus philosophiques. 

     

    La littérature dérive de la psychologie et de la logique. Elle y a ses principes et ses lois. Les théories de la composition et du style ne se sont établies qu’après qu’on a pu constater comment les idées de l’intelligence, comment les sentiments de l’âme humaine se manifestaient spontanément. Ces théories, produits de l’observation et de l’analyse, ne sont donc pas arbitraires. Elles peuvent être présentées avec simplicité et éclairées par des exemples qui les rendent sensibles. Déjà on est entré dans cette voie. Le Cours de style et de composition de M. Michel, les Principes de composition et de style de M. Deltour, ont rompu délibérément avec la rhétorique de tradition. Ces deux auteurs, dans leurs traités didactiques, partant des lois formelles de l’esprit, s’efforcent de montrer comment il procède naturellement. Peut être ne le font-ils pas encore avec assez de franchise, ayant hâte d’arriver aux applications. Mais c’est beaucoup que d’avoir montré le chemin. L’émulation qui anime la littérature pédagogique leur suscitera des émules. 

     

    Les lois de la composition et du style sont moins à étudier en elles-mêmes, à la manière scolastique, qu’à propos des applications dont les exercices scolaires, récits, descriptions, lettres, discours, etc., donnent les cadres. Ces exercices, multipliés plus ou moins, variés, gradués, selon les circonstances, figurent dans les programmes, à bon droit, pendant les trois années d’école. C’est par eux que l’élève se fera la main. Les rédactions d’histoire ou de science n’en tiennent aucunement lieu. Mais quel que soit le sujet à traiter, il faut proscrire avec sévérité l’amplification. Cet ancien procédé, qui n’a pas disparu, habitue l’esprit à se fier sur la mémoire, à recourir aux souvenirs de lectures, aux phrases toutes faites, à assembler des lambeaux d’idées vagues et flottantes, au lieu de se placer en face du sujet, de l’étudier sous ses divers aspects par une observation attentive, et de le décomposer en ses parties par une exacte analyse. S’il permet d’acquérir vite de la facilité, c’est une facilité malheureuse. 

     

    Quel que soit aussi le sujet que l’on traite, il a ses proportions naturelles, logiques. Ces proportions, c’est à la disposition habile des parties à les montrer. Les anciennes rhétoriques, avec raison, insistaient beaucoup sur ce point. Il semble, à certains indices, qu’on ne donne pas partout des directions assez fermes à cet égard. Tantôt les compositions sont difformes : les longs préambules écrasent les développements, les développements chevauchent les uns sur les autres, les paragraphes, disproportionnés entre eux et mal rattaches, ne se tiennent pas, les conclusions tournent court au lieu de présenter le sujet en raccourci. Tantôt il n’y a pas de composition ; ce sont de petits alinéas qui se succèdent plutôt encore qu’ils ne se suivent, sans qu’on voie où ils mènent. Façons de faire du journalisme qui s’introduisent dans les classes où les bonnes doctrines se trouvent à l’abandon. La bonne doctrine, c’est la vue nette des idées principales du sujet, le groupement des idées secondaires autour de chaque idée principale, la distribution en paragraphes distincts, le clair enchaînement des paragraphes entre eux, l’aboutissement nécessaire de tout le développement à la conclusion. Seule celte méthode est féconde pour l’esprit ; elle lui donne la qualité maîtresse, à savoir l’ordre. 

     

    Ces exercices scolaires ne sont pas artificiels comme le seraient des acrostiches ou des bouts-rimés. Mais à l’exception des lettres, et parfois des dialogues, les autres modes d’exercices, récits, descriptions, portraits, développements d’idées morales, ne se rencontrent pas isolés dans la littérature, à l’état fragmentaire, pour ainsi dire. Il importe donc de considérer de bonne heure des œuvres réelles présentant un ensemble plus complexe. Les lectures personnelles indiquées par le programme et donnant lieu à des analyses écrites, en fournissent le moyen. Mais il conviendrait, à cet égard, que l’élève eût des idées précises sur les genres littéraires. Elles ne lui seraient pas moins utiles pour l’histoire suivie de la littérature. Cependant les programmes ne font nulle part une place à ces notions sur les genres. On a pensé sans doute qu’elles seraient données au fur et à mesure des occasions. Je ne crois pas que cela suffise pour une instruction solide, et qui ne peut être solide qu’à la condition de reposer sur des idées générales. 

     

    La littérature ici ne peut y atteindre qu’en s’appuyant sur l’histoire. Remarquons qu’à bien prendre, l’histoire est une méthode, et qu’elle serait la plus claire de toutes très souvent si le temps des éludes n’était pas limité. Les grands genres littéraires ne sont pas des conventions arbitraires d’auteurs et d’académies, mais des produits spontanés de l’âme humaine dans des conditions sociales déterminées. C’est donc à la lumière de l’histoire qu’il convient d’en montrer l’évolution. Partout la poésie a précédé la prose. Partout s’est manifestée d’abord la poésie lyrique par des hymnes religieux et des chansons guerrières. Partout la poésie épique a suivi, lorsqu’une race héroïque s’est livrée à de grandes entreprises et a soutenu de longues luttes. Partout la poésie dramatique, s’affranchissant du culte qui a été son berceau, pour mettre l’homme seul sur la scène, s’est développée dans des sociétés arrivées au même état moral, et partout, montrant tour à tour la liberté humaine aux prises avec la fatalité, les luttes de la passion et du devoir, les combats de la passion contre elle-même, elle a passé par les mêmes phases. Partout aussi la prose a débuté par la chronique avant d’arriver à l’histoire. L’éloquence, vieille comme le monde, universelle, puisqu’elle n’est autre chose que l’éclat de la parole, n’a pu s’épanouir avec plénitude que dans les pays libres, où la parole était l’instrument principal qui décidait des grands intérêts publics, et où la culture d’esprit était répandue. Il en est de même pour la philosophie. Si elle est un instinct universel de l’inquiétude humaine qui va au delà des dogmatismes établis, elle ne se développe, elle ne se manifeste avec grandeur, elle ne se fixe en système que chez les races supérieures, cultivées et placées dans certaines conditions sociales. Les genres secondaires eux-mêmes, démembrements des genres principaux, se produisent partout dans des circonstances analogues. Le tableau de la génération des genres éclairerait toute l’histoire littéraire. 

     

    Une fois les genres indiqués dans leur succession historique, et nettement caractérisés, selon quelle méthode, dans quel esprit, convient-il d’aborder les chefs-d’œuvre, qui seuls peuvent figurer dans l’histoire littéraire suivie? Les jugera-t-on en chicanant et en épiloguant, d’après les règles, les canons d’une esthétique quelconque, à la façon du dix-huitième siècle, comme le fait Voltaire dans ses Commentaires sur le théâtre de Corneille? A mesurer ainsi les œuvres sur un patron d’école, on provoquerait du pédantisme, lequel est toujours stérile. D’autre part, serait-il expédient de suivre un système, d’apprécier les œuvres et les écrivains, par exemple au nom de quelques idées rigides comme M. Nisard, ou de les enfermer dans des formules d’après la détermination de la race, du milieu et du moment, comme M. Taine, ou de les submerger pour ainsi dire dans un détail psychologique infiniment menu, ondoyant et divers, comme Sainte-Beuve? Ces méthodes peuvent convenir dans les facultés ; elles ne sont pas plus de mise pour nos élèves-maîtres que dans les collèges pour les élèves classiques, car elles supposent un acquis déjà considérable, un esprit exercé et une certaine expérience de la vie. Il appartient aux professeurs de ne pas les ignorer. Dans leur enseignement, c’est plutôt de Villemain et de Saint-Marc Girardin qu’ils doivent s’inspirer. Le premier leur apprendra comment on peut placer simplement et avec aisance l’écrivain dans son temps ; le second, comment l’honnête et le beau s’associent naturellement. 

     

    Je n’ai pas parlé jusqu’ici de l’analyse littéraire, qui a sa place aux programmes à propos des exercices de lecture et de récitation, ainsi que des comptes-rendus écrits ou oraux faits par les élèves de leurs lectures. Dans mon sentiment, l’importance de l’analyse littéraire, bien maniée par le maître, est de premier ordre. C’est par elle surtout que le maître exercera l’élève à mesurer dans le style le rapport de l’expression et de l’idée, le rapport de la construction de la phrase avec le mouvement de la pensée ou l’effort du sentiment, et qu’il fera comprendre comment, à chaque siècle, les grands écrivains renouvellent la langue en créant des expressions et des constructions qui sont des manières nouvelles de penser et de sentir. Elle lui donne l’occasion de faire à la fois l’éducation du goût et du bon sens qui sont frères, car tous deux s’inspirent du tact et de la mesure. Elle est philosophique, car elle ne sépare pas la forme du fond, les expressions des idées et des sentiments. Elle est morale par excellence, car elle peut s’adresser à l’âme aussi bien qu’à l’esprit, éveiller et éclairer chez le jeune homme les énergies latentes et les aspirations confuses qu’excitent en lui le beau, le vrai et le bien, et qu’on n’a qu’à solliciter dans une race généreuse, héritière de la plus noble civilisation. Par sa souplesse et sa liberté d’allure, cette sorte d’analyse me paraît donc l’instrument le mieux approprié pour former le sens littéraire et le sens moral, qui en pédagogie sont inséparables l’un de l’autre. 

     

    Il nous faut au moins dire un mot d’une question qui a son importance. Dans nos écoles normales on apprend une langue étrangère, en général l’anglais ou l’allemand. Ces langues, cela va sans dire, sont un nouveau moyen de faire entrer l’élève plus avant, par la comparaison, dans l’intelligence de la langue maternelle. Y a-t-il une place à faire à leur littérature? Les grands noms, les chefs-d’œuvre doivent évidemment être indiqués par le professeur d’histoire. Il ne parlera pas sans quelques détails littéraires du siècle de Périclès, de celui d’Auguste ou de Léon X, du règne de la reine Anne ainsi que du dix-huitième siècle allemand. Aller au delà, prétendre à présenter des tableaux suivis, analytiques, me paraîtrait excessif, et stérile d’ailleurs, comme tout ce qui consiste en nomenclatures. Mais, par contre, je croirais excellent que le professeur de littérature française, par voie de comparaison, fît à l’occasion des emprunts aux littératures étrangères. J’ai toujours vu que ces rapprochements intéressent les élèves. Certains psaumes de David, les plaintes de Prométhée dans Eschyle, le début de l’OEdipe roi de Sophocle, les belles scènes de Macbeth, du Roi Lear, de Hamlet, de Jutes César dans Shakespeare, du Goetz de Berlichingen de Goethe, du Guillaume Tell de Schiller, produisent sur eux une vive impression. Tout cela est profondément humain, et il n’y a pas besoin d’érudition pour en être touché. Or, comprendre et sentir une douleur humaine, c’est un gain, une force nouvelle, non seulement pour l’esprit, mais pour le fragile être moral qui est en nous. Il n’y a pas moins de profit, dans un autre ordre d’idées, à lire en classe une conversation entre Sancho Pança et sa femme dans le Don Quichotte, entre Gurth, le gardeur de pourceaux, et le fou Wamba dans Ivanhoé, entre Montbarn l’érudit et le mendiant Ochiltree dans l’Antiquaire, ou telle scène du David Copperfield de Dickens, du Moulin sur la Floss de George Eliot, etc. Toucher, provoquer la sympathie, apprendre l’admiration, c’est la part la plus belle et la plus féconde de l’enseignement. 

     

    En résumé, que vaudra le bon élève moyen de l’école normale qui aura passé par ces disciplines? Il possédera certainement une connaissance réelle de la langue maternelle, et il en comprendra le génie ; il aura acquis, dans une mesure quelconque, l’aptitude à exprimer ses idées avec précision et avec ordre, sans prétention ambitieuse ; il aura appris à sentir, à admirer, à aimer les lettres françaises, où vivent les plus nobles qualités de notre race ; surtout, si l’enseignement ne manque pas à son devoir, il aura appris à respecter l’âme humaine. 

     

    III

     

    Il reste à se demander ce que l’élève-maître, devenu instituteur, pourra transporter de cet acquis littéraire et faire passer dans son enseignement à l’école primaire. Peu de chose, s’il s’agit du matériel de la littérature ; beaucoup, au contraire, au point de vue de l’esprit. 

     

    D’abord son enseignement de la grammaire, par les dictées expliquées et les divers exercices lexicologiques, sera d’autant plus simple et substantiel que, par l’intelligence des auteurs, il aura pénétré plus avant lui-même dans la connaissance de la langue. 

     

    Il y a plus. L’analyse littéraire, toutes proportions gardées, a le même rôle à l’école primaire qu’à l’école normale. L’appropriation n’est pas facile, il est vrai, elle exige, à défaut du don inné d’être simple, beaucoup d’attention sur soi-même. Mais elle est appelée à rendre des services non moins signalés dans l’explication des morceaux à réciter et dans les commentaires qu’ils amènent. 

     

    Le goût du maître aura à s’employer à ne rien faire apprendre que d’exquis à ses élèves, rien que la moelle et le suc, je ne dis pas des grands écrivains seulement, souvent trop sévères, mais des plus purs parmi les écrivains aimables. C’est au moins de la négligence que de mettre dans ces jeunes mémoires, encore vides, et que la lecture ne meublera que peu, des choses sans valeur et bonnes à être oubliées aussitôt qu’apprises. 

     

    De plus, dès le cours moyen, les enfants peuvent être appelés à traiter de petits sujets accommodés à leur âge. Ils s’en tirent parfois avec un grand bonheur, et ils réussiraient plus souvent si l’on parvenait à leur faire bien comprendre qu’on ne parle pas autrement sur le papier qu’entre soi. Pourquoi ces paysans qui racontent, un peu longuement, mais si merveilleusement, avec une imagination si colorée, n’auraient-ils pu montrer dès l’école leurs qualités naturelles? C’est l’apprêt, la solennité qu’on met aux choses qui paralyse les enfants. 

     

    Il faut donc que l’enseignement littéraire à l’école — et c’est un véritable enseignement littéraire — répudie tout pédantisme, toute nomenclature technique ; qu’il soit simple, familier, vivant, spirituel s’il se peut, et qu’à l’occasion il se laisse aller à l’émotion. L’instituteur dont les yeux seraient devenus humides en lisant Le petit turco de Paul Déroulède, ou La dernière classe d’Alphonse Daudet, aurait donné la meilleure des leçons. 

     

    L’histoire littéraire ne doit pas non plus être étrangère à l’école primaire. Il va sans dire qu’elle n’affectera aucune sorte d’appareil. Mais à propos du morceau récité, d’une dictée d’auteur, l’instituteur peut indiquer le lieu et la date de naissance de l’écrivain et ajouter quelques détails biographiques. En ayant soin de grouper ces noms selon les époques, par intervalles, il établirait, les cadres d’une petite histoire littéraire. Dans ces courtes biographies, c’est par les beaux côtés de son caractère que l’écrivain devrait surtout apparaître. Il faudrait montrer la noble pauvreté de Corneille, le grand coeur de Molière, la bonhomie et la naïveté de La Fontaine, la droiture de Boileau, le désintéressement de La Bruyère, la charité de Fénelon, la sévérité de Bossuet pour lui-même. La tâche ne serait pas aussi facile quant aux écrivains du dix-huitième siècle. Si la vie de Montesquieu et celle de Buffon sont constamment honorables, il n’en est pas de même des autres. Néanmoins J.-J. Rousseau a des traits de sensibilité vraie, et Voltaire, à côté de son âpreté à s’enrichir et de l’égoïsme de sa vanité, a des mouvements de générosité et aussi, peut-on dire, d’ardeur de pitié qui l’honorent. Ce n’est pas qu’il faille taire le mal lorsque les circonstances le veulent, et laisser croire que les grands écrivains ne participent pas aux misères humaines. La vérité et la justice, qui sont l’honneur de l’enseignement ne le permettent pas. Mais autre chose est d’habituer la jeunesse au respect et à l’admiration, sans taire le mal : autre chose est de lui inspirer le dénigrement systématique, le mépris injurieux, sans égard pour l’équité. Pour être au-dessus de cela, la démocratie française n’a qu’à s’inspirer de sa devise. 

     

    Émile Lecat

    « R. Millot, L'Enfant et la Lecture, Premier livre de lecture courante, CP-CE1 (1965).Instructions officielles 1945 : objet et méthode »

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