• "Ah oui, la culture..." - Éloge de la littérature

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     Karadoc de Vannes (Jean-Christophe Hembert) et Perceval le Gallois (Franck Pitiot) dans la série Kaamelott.

     

    Sur le forum Neoprofs, on peut lire l'échange suivant que j'avais envie de sauvegarder momentanément de l'oubli car il concerne le cœur même de ce blog : la lis-tes-ratures, comme dit San-Antonio.

    Mais entrons tout de suite dans le vif du sujet. 

    Un professeur de français enseignant au collège, Tem-to, relate sa discussion de la veille avec son fils de 16 ans : 

    - Au fait, tu crois que cela va te servir à quoi, ta scolarité depuis la maternelle ?
    - Ben, à trouver un boulot qui allie une activité qui m'intéresse à un bon salaire. Avec, si possible, des collègues que j'aime bien. Pourquoi tu me demandes ça ?
    - Comme ça. Mais... y'a rien d'autre ?
    - ... Non, je ne vois pas... Ah oui, la culture... (silence et puis petit rire) Le problème avec vous autres, profs de français, c'est que vous êtes de doux rêveurs !

     

    Comme nous le voyons, cette discussion commence par la contestation tranquille de l'utilité et de l'importance autre qu'imaginaire et quasi pathologique de la culture et de la littérature. 

     

    Ce à quoi Chocolat répond : 

    Si ton fils était mon élève, je lui dirais de commencer à lire Hannah Arendt afin de comprendre les raisons pour lesquelles la société actuelle est dans une impasse sans précédent en termes d'absence de valeurs humanistes communes.

    Des doux rêveurs, les profs de français ?
    On veut du concret, du progressisme, de l'utilitarisme, du pragmatisme ?

    Ce ne sont pas les profs de français qui ont formulé des injonctions permettant de réduire les textes littéraires à des prétextes, qui ont imposé un laxisme inégalé en décrédibilisant de manière organisée la parole et l'autorité de l'enseignant et qui ont encouragé des pratiques de terrain vides de sens et de toute exigence en termes de réflexion personnelle et d'acquisition de bases culturelles et langagières indispensables à la construction de tout citoyen se voulant autonome et non manipulable.

    30 années de politiques éducatives absurdes et contradictoires ont donné les résultats que nous connaissons tous : une société éclatée et sans valeurs humanistes communes, constituée de personnes entre lesquelles aucune communication n'est possible parfois car même ce que l'on appelle "langage courant" n'est plus commun.

    Je dirai, pour terminer, qu'il est encore temps de se réveiller et de remettre réellement "au centre des préoccupations" la jeunesse et son devenir, en laissant les enseignants instruire et les parents éduquer, histoire de ne plus lire dans la presse des "faits divers" avec des enseignants, des médecins, des magistrats et des forces de l'ordre agressés par des citoyens sans repères, sans rêves, sans avenir, incultes et incapables d'avoir une pensée cohérente ou de tenter de maîtriser leurs pulsions.

     

    Spinoza1670 invite à prolonger les vues de Chocolat en lisant le nouveau livre du grand E. D. Hirsch Jr. (cliquer sur la couverture) :

    Je rebondis sur ce que dit chocolat à cause de la proximité frappante avec ce que dit Hirsch, un pédagogue américain, dans son ouvrage paru récemment qui prend notamment pour exemple le cas français :



    Hirsch fait une revue documentée d'un récent déclin tragique des résultats scolaires en France, quand les écoles de la nation sont passées d'un modèle "culture commune au centre" et "connaissance au centre" à un modèle "enfant au centre" et "compétences au centre" - en d'autres mots, quand les Français ont américanisé leur système scolaire.

    Dans son nouveau livre, Hirsch montre de manière irréfutable que seuls des programmes équilibrés et basés sur des connaissances (et non des compétences) peuvent apporter les connaissances nécessaires à tous les enfants et surmonter l'inégalité des chances.

     

    Véronique Marchais termine enfin par une très belle réflexion sur la valeur inestimable de la littérature pour révéler notre humanité : 

    Tout comme Chocolat et Spinoza1670.
    Je dirais à ton fils que la littérature a cette caractéristique peu commune d'être à la conjonction du plus intime et du plus universel chez l'homme. Elle met en mots toutes nos expériences, les émotions qui nous traversent, jusqu'aux plus obscures. Et ces émotions étant la loi commune de tous les hommes, elle parvient à articuler le singulier et le collectif.
    Par ailleurs, en ordonnant les événements en une histoire signifiante, elle donne un sens à un parcours sur lequel nous pouvons projeter notre propre parcours. En d'autres termes, elle répond à notre besoin de sens, à nos questions existentielles.
    Bref, la littérature est la meilleure exploration de notre humanité.
    Elle nous permet de construire, de développer, de nourrir cette humanité. Elle nous apprend à nous connaître nous-mêmes, vertu essentielle depuis les Grecs, et à connaître l'autre ; elle nous apprend la projection, l'empathie. Elle nourrit notre imagination, qui n'est pas une faiblesse de doux rêveur, mais une ressource essentielle à l'homme. L'imagination est ce qui lui permet de penser ce qui n'est pas, d'inventer. Elle est ce qui permet de penser le contrat social en pleine monarchie absolue. Elle est ce qui permet de penser des jours meilleurs quand tout va mal. Elle est la force des résilients et des résistants. Elle est une des conditions de notre liberté. Et le déferlement d'images de la société du spectacle et du tittytainment, qui coupe court à notre imagination, est une formidable machine à aliéner.
    Je lui ferais lire Hannah Arendt, effectivement, et Orwell, deux auteurs d'une modernité confondante.
    Je remets ici l'article de Jourde que je citais ailleurs. Il est, je crois, un bon début de réponse à ton fils. Ton fils est pragmatique, efficace. Eichmann était pragmatique, efficace. Ton fils veut-il vraiment n'être que cela ? Tu peux l'interpeller à ce sujet.
    L’œuvre d’art est pour Arendt un « objet de pensée », mais d’une pensée particulière. La pensée, telle qu’elle se déploie dans la littérature, recherche une vérité qui concerne chacun de nous intimement, et nous laisse libres. Elle est donc « l'activité des hommes libres par excellence », où « chacun se risque en personne ».

    La fonction de cette sorte de pensée est d’abord « de rapatrier les hommes dans le réel », car on peut travailler, s’affairer, se marier, avoir des enfants, sans être véritablement ni au monde ni à soi-même. C'est à ce retour sur soi, sur le monde, sur les autres, qu’invitent les grands textes littéraires. Ils nous font naître au monde.

    Bérénice Levet rappelle qu'Arendt, pendant le procès d'Eichmann, se disait que le criminel nazi, dans sa personnalité falote et banale, n’avait pu commettre le mal absolu qu’au prix de cette absence à soi et au monde. Il s’était « immunisé contre le réel », « grâce à un arsenal de clichés, de formules toutes faites, de phrases vermoulues. Comme s’il avait, par avance, obstrué toutes les voies par lesquelles l’interrogation sur le sens de ses actes pouvait s’immiscer ». Arendt « acquiert alors la conviction que ce qui faisait défaut à Eichmann à l'époque des faits, et continue de lui faire défaut au moment de son procès, ce n'est pas l’intelligence, ce n'est pas la faculté logique, cognitive, mais bien la disposition à s'entretenir avec soi-même, à se donner rendez-vous ». C'est précisément cette disposition qu'entretient, que favorise la littérature. C'est elle qui cherche le langage le plus propre à cette vérité de l'entretien avec soi, c'est elle qui lutte contre les clichés, les mots d'ordre, les discours formatés, tout ce qui nous masque la réalité. Certains, sans doute, n'en ont pas besoin, et y parviennent parfaitement sans recours au littéraire. D'autres encore font un usage purement social de la culture. Il y avait des nazis très cultivés. Au sens où l'on conçoit la culture comme un pur élément de décorum. Mais ce n'est pas là qu'est son sens. Profondément, une société qui se coupe de la littérature court le risque d'assécher ou de raréfier ce mode particulier de pensée. Comme le dit Karen Blixen, citée par Bérénice Levet : « ce sont les gens sans imagination qui sont les pires ».

    Alors continuons joyeusement à démolir les filières littéraires et l’enseignement des humanités, fabriquons des gens efficaces qui sauront efficacement licencier et fermer des usines, efficacement spéculer, efficacement gagner beaucoup d’argent et en perdre beaucoup, nous nous préparons un bel avenir efficace. Il y a au moins une chose qu’on ne peut pas retirer à Eichmann : il était très efficace.

    Pierre Jourde, Confiture de culture,

    Publié le 19/02/2012.

     

    Textes de Véronique Marchais : 

    « Atlas de la préhistoire (1982)Fast-food et tittytainment - le lecteur oublié »

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