• Fast-food et tittytainment - le lecteur oublié

    On connaît sûrement l'expression romaine "panem et circenses", et encore plus sûrement sa traduction française "du pain et des jeux".

    Fast-food et tittynainment

     

    Voici son expression moderne : fast-food et tittytainment. Mais avant d'en arriver là, faisons, entre le monde romain et le village mondial d'aujourd'hui, un petit détour par la Renaissance française en citant Étienne de La Boétie (1530-1563) qui se pose la question de savoir pourquoi un seul peut gouverner un million, alors qu'il suffirait à ce million de dire non pour que le gouvernement disparaisse :

    Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images brillantes. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries, en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d’entre eux n’aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c’était pitié alors d’entendre crier : « Vive le roi ! » Ces lourdauds ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée. Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, contraint d’abandonner ses biens à l’avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces empereurs magnifiques, ne disait mot, pas plus qu’une pierre, et ne se remuait pas plus qu’une souche. 

    Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1549

     

    Passons directement maintenant au "tittytainment" :

    En septembre 1995, - sous l'égide de la fondation Gorbatchev - « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan », constituant à leurs propres yeux l'élite du monde, durent se réunir à l'Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. [...] l'assemblée commença par reconnaître - comme une évidence qui ne mérite pas d'être discutée - que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale ». Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l'élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d'humanité surnuméraire, dont l'inutilité a été programmée par la logique libérale !  

    La solution qui, au terme du débat, s'imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise, il s'agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ».

    Cette analyse, cynique et méprisante, a évidemment l'avantage de définir, avec toute la clarté souhaitable, le cahier des charges que les élites mondiales assignent à l'école du XXIe siècle. C'est pourquoi il est possible, en se fondant sur elle, de déduire, avec un risque limité d'erreur, les formes a priori de toute réforme qui serait destinée à reconfigurer l'appareil éducatif selon les seuls intérêts politiques et financiers du Capital. 

    Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance, 2001.

     

    Entre le métro-boulot-dodo et l'exposition intensive aux télé, smartphones, ordinateurs et consoles, nous reste-t-il du temps pour lire des livres ?

    Dans nos moments de loisir, après le journal télé, les séries, Facebook, Twitter, le foot, le tennis, le rugby, les séries encore, Facebook toujours, la télé-réalité, les talk-shows, YouTube, les jeux vidéo, nous reste-t-il du temps pour lire et pour se libérer de l'immédiateté visuelle des addictions médiatiques ? 

    La capacité lexicale, syntaxique et culturelle moyenne de l'ensemble des citoyens est-elle vouée à décroître et à stagner au niveau minimal requis (le socle) pour commander une pizza et lire le plan d'un centre commercial, comme on peut le penser à la lecture de l'article "Avoir des lectures exigeantes influe sur la mémoire et le niveau d’écriture".

    Le lecteur insatiable qui sommeille en chacun de nous est relégué dans un petit placard au fond de nos cerveaux et oublié en attendant la prochaine longue coupure de courant. Ce qui n'arrive pas souvent, il faut bien le dire. 

    C'est triste, très triste, très très triste. 

    Mais bon, ceci dit, je vous laisse, je vais me faire une séance de Candy Crush. Il y a un nouveau niveau qui me résiste sournoisement depuis hier. Ça m'énerve, ça m'énerve. J'ai un petit besoin de dopamine.

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